– Tu es pauvre, mais honnête, Senmout, dit-il en sanglotant. C'est pourquoi je t'aime, car je suis riche, mais pourri. Je suis pourri, une bouse de bœuf sur la route.
Il ôta son col de pierres précieuses et le passa au cou de mon père. Puis ils entonnèrent des chants dont je ne compris point les paroles, mais Thotmès les écoutait avec ravissement, en disant que dans la maison des soldats on n'entendait pas de chansons plus crues. Kipa commença à pleurer dans la cuisine et un des nègres vint soulever Ptahor pour l'emporter. Mais le trépanateur se débattit, appela son serviteur et cria que le nègre voulait le tuer. Comme mon père était incapable d'intervenir, c'est Thotmès et moi qui chassâmes le nègre à coups de bâton. Pestant et jurant, les deux nègres déguerpirent en emportant la litière.
Ensuite Ptahor se versa la cruche de bière sur la tête, réclama de l'onguent pour se frotter le visage et voulut aller se baigner dans l'étang de la cour. Thotmès me chuchota que nous devions mettre les deux hommes au lit, et finalement mon père et son ami s'endormirent côte à côte dans le lit nuptial de Kipa, en se jurant une amitié éternelle.
Kipa pleurait et s'arrachait les cheveux et se répandait de la cendre sur la tête. Je me demandais ce que diraient nos voisins, car le bruit et les chants s'étaient entendus au loin dans le silence nocturne. Mais Thotmès resta tout à fait calme et affirma avoir vu des scènes bien plus violentes dans la maison des soldats et chez lui, lorsque les hommes des chars de guerre racontaient leurs anciens exploits et leurs expéditions en Syrie et dans le pays de Koush. Il déclara que la soirée avait été très réussie, puisque les deux hommes n'avaient pas fait venir des musiciens et des filles pour les divertir. Il réussit à apaiser Kipa et, après avoir nettoyé de notre mieux les traces du festin, nous allâmes dormir. Le serviteur resta à ronfler sous le sycomore et Thotmès vint dans mon lit, mit son bras à mon cou et me parla des filles, car il avait lui aussi bu du vin. Mais cela ne m'amusa point, parce que j'étais plus jeune que lui, et je ne tardai pas à m'endormir.
Je me réveillai de bonne heure en entendant du bruit et des pas dans la chambre à coucher. Mon père dormait encore profondément, tout habillé, avec le col de Ptahor, mais Ptahor était assis par terre, se tenant la tête et demandant d'un ton pitoyable où il était.
Je le saluai respectueusement, les mains à la hauteur des genoux, et je lui dis qu'il était dans le quartier du port, dans la maison de Senmout, médecin des pauvres. Ces paroles le rassurèrent et il me demanda de la bière. Je lui rappelai qu'il s'était renversé la cruche sur la tête, ainsi qu'on le voyait à ses vêtements. Il se leva alors et se redressa, il fronça les sourcils et sortit. Je lui versai de l'eau sur les mains, et il se pencha en gémissant, et me demanda de lui répandre de l'eau sur la tête aussi. Thotmès, qui s'était réveillé, apporta un pot de lait aigre et un poisson salé. Ptahor en fut tout ragaillardi, il se rendit sous le sycomore et réveilla son serviteur à coups de canne.
– Misérable pourceau! dit-il. Est-ce ainsi que tu soignes ton maître et portes la torche devant lui? Où est ma litière? Où sont mes habits propres? Où sont mes pilules? Hors de ma vue, infâme pourceau!
– Je suis un pourceau, répondit humblement le serviteur. Que m'ordonnes-tu, ô maître?
Ptahor lui donna ses ordres, et l'homme partit à la recherche d'une chaise à porteur. Ptahor s'installa commodément sous le sycomore, le dos contre le tronc, et il récita un poème où l'on parlait de l'aube et d'une reine qui se baignait dans le fleuve. Puis il nous raconta des histoires drôles. Kipa, après avoir allumé le feu, alla dans la chambre à coucher où nous entendîmes sa voix. Au bout d'un instant mon père, habillé de propre, apparut l'air tout contrit.
– Ton fils est beau, dit Ptahor. Il a la taille d'un prince et ses yeux sont doux comme ceux des gazelles.
Mais bien que je fusse un garçon, je compris qu'il parlait ainsi seulement pour faire oublier sa conduite de la veille. Il ajouta aussitôt:
– Que sait ton fils? Les yeux de son esprit sont-ils aussi ouverts que ceux de son corps?
J'allai chercher mes tablettes, et Thotmès aussi. Après avoir jeté un regard distrait au sommet du sycomore, le trépanateur royal me dicta une petite poésie que je me rappelle encore:
Jeune homme, réjouis-toi dans ta jeunesse, car la vieillesse a de la cendre dans le gosier et le corps embaumé ne rit pas dans l'ombre de sa tombe.
Je fis de mon mieux et écrivis d'abord de mémoire en écriture ordinaire. Puis je traçai les images et enfin j'écrivis les mots vieillesse, corps et tombe de toutes les manières possibles, aussi bien en syllabes qu'en lettres. Je lui tendis ma tablette et il n'y trouva pas une seule faute. Je sentis que mon père était fier de moi.
– Et cet autre garçon? demanda Ptahor en désignant Thotmès.
Mon ami était assis non loin de nous, il avait dessiné quelque chose. Il hésita avant de donner sa tablette, mais ses yeux riaient. Il avait dessiné Ptahor en train de passer son col au cou de mon père et de se verser le pot de bière sur la tête, et un troisième dessin montrait les deux amis chantant en se tenant par le cou. C'était si amusant qu'on pouvait presque deviner quel chant ils braillaient. J'avais envie de rire, mais je n'osais pas, car je craignis que Ptahor ne se fâchât. C'est que Thotmès ne l'avait pas flatté. Il était reproduit aussi petit et chauve, aussi cagneux et pansu qu'en réalité.
Pendant un long moment Ptahor ne dit rien, il regardait attentivement tantôt les images, tantôt Thotmès. Mon ami prit peur et se dressa sur la pointe des pieds. Enfin Ptahor parla:
– Combien veux-tu pour ce dessin? Je te l'achète. Mais Thotmès rougit et répondit:
– Ma tablette n'est pas à vendre. A un ami j'en ferais cadeau.
Ptahor rit:
– Bien répondu! Soyons amis, et la tablette est à moi.
Il regarda encore attentivement les dessins, sourit et cassa la tablette sur une pierre. Nous eûmes tous un sursaut, et Thotmès se hâta de demander pardon, pour le cas où il aurait offensé le trépanateur.
– Me fâcherais-je contre l'eau où j'ai vu mon image? demanda doucement Ptahor. Mais la main et l'œil du dessinateur sont plus que l'eau. C'est pourquoi je sais maintenant de quoi j'avais l'air hier, et je veux que personne ne le voie. C'est pourquoi j'ai brisé la tablette, mais je reconnais que tu es un artiste.
Thotmès sauta de joie.
Après cela, Ptahor se tourna vers mon père et récita, en me regardant d'un air solennel, l'antique promesse des médecins:
– Je le prends pour le guérir. Puis il dit à Thotmès:
– Je ferai ce que je pourrai.
Ayant ainsi retrouvé le jargon des médecins, les deux hommes rirent de satisfaction mutuelle. Mon père me mit la main sur la tête et me demanda:
– Mon fils Sinouhé, voudrais-tu devenir médecin comme moi?
Les larmes me montèrent aux yeux et ma gorge se serra si bien que je ne pus répondre, mais j'acquiesçai de la tête.
– Mon fils Sinouhé, voudrais-tu devenir médecin, un médecin plus éminent que moi, meilleur que moi, maître de la vie et la mort, entre les mains duquel l'homme, quel que soit son rang ou sa dignité, remet sa vie en toute confiance?
– Pas comme lui, et pas non plus comme moi, ajouta Ptahor qui se redressa et dont le regard se fit sage et perçant, mais un vrai médecin. Car rien n'est plus grand qu'un vrai médecin. Devant lui le pharaon est nu et devant lui l'homme le plus riche est semblable au plus pauvre.
– Je préférerais devenir un vrai médecin, dis-je timidement, car j'étais encore un enfant, je ne savais rien de la vie et j'ignorais que la vieillesse désire toujours transmettre à la jeunesse ses rêves et ses déceptions.
Quant à Thotmès, Ptahor lui montra le bracelet d'or de son poignet et dit:
– Lis!
Thotmès épela les images gravées et lut: