A ces mots il but une grosse gorgée, les dents claquant contre le bord de la cruche, et je me dis que ces méandres semblaient vraiment avoir été disposés pour suivre les ondulations d'un gigantesque serpent, et un instant je décidai de rebrousser chemin. Mais je pensai de nouveau à Minea, un affreux désespoir s'empara de moi et j'entraînai Kaptah, serrant dans mes mains moites un poignard que je savais inutile.
Mais à mesure que nous avancions, l'odeur devenait plus violente, et elle semblait provenir d'une immense fosse commune et nous en avions la respiration coupée. Mais mon esprit se réjouissait, car je savais que bientôt nous serions au but. Brusquement, une lointaine lueur emplit le couloir de grisaille et nous entrâmes dans la montagne où les parois n'étaient plus en brique, mais taillées dans la pierre tendre. Le couloir était en pente douce, et nous trébuchions sur des ossements humains et sur des bouses, comme si nous nous étions trouvés dans l'antre d'un énorme fauve, et finalement s'ouvrit devant nous une grande grotte et nous nous arrêtâmes sur le bord du rocher pour contempler les ondes, au milieu d'une puanteur effroyable.
Cette grotte était éclairée par la mer, car nous pouvions y voir sans torche par une affreuse lumière verdâtre et nous entendions le bruit des vagues contre les rochers quelque part au loin. Mais devant nous, sur la surface de la mer, flottait une lignée de gigantesques outres de cuir, et bientôt l'œil discerna que c'était le cadavre d'un animal énorme, plus épouvantable que toute imagination, et en pleine putréfaction. La tête était plongée sous l'eau, mais elle ressemblait à celle d'un taureau, et le corps était celui d'un immense serpent, à la croupe aux replis tortueux. Je compris que je contemplais le dieu de la Crète, mais je vis aussi que ce monstre terrifiant était mort depuis des mois. Où donc était Minea?
En pensant à elle, je songeais aussi à tous ceux qui, avant elle, consacrés au dieu, avaient pénétré dans cet antre, après avoir appris à danser devant les taureaux. Je pensais aux jeunes gens qui avaient dû s'abstenir de toucher à des femmes, et aux jeunes filles qui avaient dû préserver leur virginité pour pouvoir se présenter devant leur dieu de lumière et de joie, et je pensais à leurs crânes et à leurs ossements qui gisaient dans la maison obscure, et je pensais au monstre qui les traquait dans les couloirs sinueux et qui leur barrait la route de son corps affreux, si bien que leur habileté et leurs sauts devant les taureaux ne leur servaient à rien. Ce monstre vivait de chair humaine, et un repas par mois lui suffisait, et pour ce repas les maîtres de la Crète lui sacrifiaient la fleur de leur belle jeunesse, dans l'espoir de conserver ainsi la suprématie maritime. Ce monstre était certainement sorti jadis des gouffres affreux de la mer et une tempête l'avait poussé dans cette grotte, et on lui avait barré la sortie et construit un labyrinthe pour y courir et on l'avait nourri d'offrandes humaines jusqu'au jour où il était mort, et on ne pouvait le remplacer. Mais où était Minea?
Affolé par le désespoir, je l'appelai par son nom, et toute la grotte résonnait, mais Kaptah me montra le sol et des taches de sang séché sur les dalles. Je suivis ces traces du regard et dans l'eau je vis le corps de Minea ou plutôt ce qui en restait, car elle reposait sur le sable où les crabes la rongeaient, et elle n'avait plus de visage, mais je la reconnus au filet d'argent de ses cheveux. Et je n'eus pas besoin de voir le coup d'épée dans son flanc, car je savais déjà que le Minotaure l'avait amenée jusqu'ici pour la transpercer par derrière et la précipiter dans les flots, afin que personne ne sache que le dieu de la Crète était mort. Tel avait certainement été le sort de maint initié avant Minea.
Maintenant que je voyais et comprenais et savais tout, un cri affreux s'échappa de mon gosier et je tombai à genoux et perdis connaissance, et je serais certainement allé rejoindre Minea, si Kaptah ne m'avait pris par le bras et tiré en arrière, ainsi qu'il me l'exposa plus tard. En effet, dès ce moment, je ne me rappelle plus rien, sauf ce que Kaptah me raconta. Profonde et miséricordieuse, l'inconscience m'avait ravi à mes douleurs et à mon désespoir.
Kaptah me raconta qu'il avait longtemps gémi près de mon corps, car il m'avait cru mort, et il pleurait aussi sur Minea. Puis il reprit ses esprits et me tâta et s'assura que je vivais, et il se dit qu'il devait me sauver, puisqu'il ne pouvait rien faire pour Minea. Il avait vu d'autres corps entièrement rongés par les crabes, et dont les os reposaient blancs et lisses au fond de la mer. En tout cas, la puanteur commença à l'incommoder, et ayant constaté qu'il ne pouvait porter ensemble mon corps et la cruche de vin, il vida résolument la cruche et la lança dans l'eau, et le vin lui donna tellement de force qu'il arriva à me ramener vers les portes de bronze, en suivant le fil déroulé. Après avoir bien réfléchi, il enroula le fil, afin de ne pas laisser trace de notre passage dans le labyrinthe, et il m'affirma avoir aperçu sur les parois et aux croisements des signes secrets que le Minotaure avait certainement marqués pour se reconnaître dans le dédale des couloirs. Quant à la cruche, il l'avait lancée dans l'eau pour causer au Minotaure une bonne surprise lors de sa prochaine visite d'égorgeur.
Le jour se levait au moment où il me sortit du labyrinthe, et il alla remettre la clef à sa place dans la maison du prêtre, car les gardes et le prêtre dormaient encore sous l'effet de la drogue. Puis il me porta au bord d'un ruisseau et me cacha dans les buissons et me lava le visage avec de l'eau et me massa les bras, jusqu'à ce que j'eusse repris connaissance. Mais je n'en ai gardé aucun souvenir, car je ne retrouvai mes esprits que beaucoup plus tard, quand nous approchions de la ville, et Kaptah me soutenait sous les bras. Dès lors je me souviens de tout.
Je ne me rappelle pas avoir ressenti alors une violente douleur, et je ne pensais pas beaucoup à Minea qui était comme une ombre lointaine dans ma mémoire, une femme rencontrée jadis dans une autre existence. En revanche je me disais que le dieu de la Crète était mort et que la puissance Crétoise allait s'écrouler conformément aux prédictions, et je n'en étais pas fâché, bien que les Crétois eussent été aimables pour moi et que leur existence insouciante fût comme une écume étincelante au bord de la mer. En approchant de la ville, je ressentis de la joie en me disant que ces belles maisons légères se tordraient dans les flammes et que les cris des femmes en chaleur se mueraient en hurlements d'agonie et que la tête dorée du Minotaure serait aplatie à coups de massue et mise en pièce lors du partage du butin, et que rien ne subsisterait de la puissance Crétoise, mais que leur île sombrerait dans les flots d'où elle avait émergé avec le monstre.
Je pensais aussi au Minotaure et pas seulement avec colère, car la mort de Minea avait été douce et elle n'avait pas dû fuir devant le monstre en bandant toutes ses forces, mais elle avait péri sans trop savoir ce qui lui arrivait. Je pensais au Minotaure comme au seul homme qui savait que leur dieu était mort et que la Crète allait s'effondrer, et je comprenais que ce secret était dur à porter. Non, je ne nourrissais aucune haine pour le Minotaure, mais je fredonnais et riais bêtement avec Kaptah qui me soutenait, si bien qu'il pouvait tout naturellement expliquer aux gens que nous croisions que j'étais encore ivre d'avoir trop attendu Minea, ce qui était compréhensible, puisque j'étais un étranger et que je ne connaissais pas bien les coutumes du pays et que j'ignorais que c'était indécent de se montrer ivre en plein jour. Kaptah finit par trouver une litière et me ramena à l'auberge où je bus beaucoup de vin à ma guise et dormis ensuite longtemps et profondément.
Mais à mon réveil j'étais de nouveau frais et dispos et éloigné de tout le passé, si bien que je songeai au Minotaure et que je me dis que je pourrais aller le tuer, mais je réfléchis que cela ne me vaudrait ni joie ni profit. Je pourrais aussi révéler au peuple du port que le dieu de la Crète était mort, afin que les gens boutent le feu partout et que le sang coule dans la ville, mais cela non plus ne m'aurait donné ni profit ni joie. Certes, en racontant la vérité, j'aurais pu sauver la vie de tous ceux que le sort avait désignés ou désignerait pour entrer dans la maison du dieu, mais je savais que la vérité est un poignard nu dans la main d'un enfant et qu'il se retourne contre son porteur.