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Je me disais que le dieu de la Crète ne me concernait pas, puisque j'étais étranger et que rien ne me rendrait Minea, mais que les crabes et les écrevisses dénudaient ses os fins qui reposaient sur le sable marin pour l'éternité. Je me disais que tout cela avait été écrit dans les étoiles dès avant ma naissance. Cette pensée me procura du réconfort et je m'en ouvris à Kaptah, mais il répliqua que j'étais malade et que j'avais besoin de repos, et il ne permit à personne de venir me voir.

En général j'étais fort mécontent de Kaptah qui m'apportait sans cesse à manger, bien que je n'eusse pas faim et que je me fusse contenté de vin. En effet j'avais une soif continuelle que seul le vin pouvait étancher, car j'étais le plus calme durant les instants où le vin me faisait tout voir double. Je savais alors que rien n'est pareil à son apparence, puisqu'un buveur voit double lorsqu'il a bu, et qu'il le croit vrai, alors qu'il sait parfaitement que ce n'est pas vrai. C'était à mon avis l'essence de toute vérité, mais quand j'essayais patiemment de l'expliquer à Kaptah, il ne m'écoutait pas et m'ordonnait de m'étendre et de fermer les yeux pour me calmer. Et pourtant je me sentais calme et de sang-froid comme un poisson mort dans un pot et je ne tenais pas à garder les yeux fermés, parce que je voyais alors des objets désagréables, comme des ossements humains blanchis dans une eau croupissante ou une certaine Minea que j'avais connue jadis, tandis qu'elle exécutait une danse compliquée devant un serpent à tête de taureau. C'est pourquoi je refusais de fermer les yeux et je cherchais ma canne pour rosser Kaptah dont j'étais dégoûté. Mais il l'avait cachée, ainsi que le poignard si précieux que j'avais reçu en présent du commandant des gardes hittites du port, et je ne le trouvais pas quand j'aurais aimé voir couler le sang de mon artère.

Et Kaptah fut assez effronté pour refuser d'appeler chez moi le Minotaure, en dépit de mes instances, car j'aurais voulu discuter avec lui et il me paraissait être le seul homme au monde capable de me comprendre et d'apprécier mes vues profondes sur les dieux et sur la vérité et sur l'imagination. Et Kaptah refusa même de m'apporter une tête de bœuf saignante pour que je puisse m'entretenir avec elle des taureaux et de la mer et des danses devant les taureaux. Il repoussait même mes demandes les plus modestes, si bien que j'étais sérieusement irrité contre lui.

Après coup je comprends bien qu'à ce moment j'étais malade et je ne cherche plus à retrouver toutes mes pensées d'alors, parce que le vin me troublait l'esprit et m'affaiblissait la mémoire. Mais je crois cependant que le bon vin me sauva la raison et m'aida à passer le plus mauvais moment, une fois que j'eus perdu à jamais Minea, avec ma foi dans les dieux et la bonté humaine.

Le fleuve de ma vie s'arrêta dans son cours et s'étala en un vaste étang qui était beau à voir et qui reflétait les étoiles et le ciel, mais si tu y plongeais un bâton, l'eau était basse et le fond plein de vase et de charognes. Puis vint le jour où je me réveillai de nouveau dans l'auberge et vis Kaptah assis au coin de la chambre, en train de pleurer doucement en balançant la tête. J'inclinai la cruche de vin de mes mains tremblantes, et après avoir bu je dis avec irritation:

– Pourquoi pleures-tu, chien?

C'était la première fois depuis longtemps que je lui adressais la parole, tant j'étais las de ses soins et de sa bêtise. Il leva la tête et dit:

– Dans le port un bateau est en partance pour la Syrie, et ce sera probablement le dernier avant les grandes tempêtes de l'hiver. Voilà pourquoi je pleure.

Je lui dis:

– Cours vite t'embarquer, avant que je te rosse, et débarrasse-moi de ta présence odieuse et de tes incessantes lamentations.

Mais j'eus honte de ces paroles, et je posai la cruche et j'éprouvai une douce consolation à l'idée qu'il existait au monde un être qui était dépendant de moi, bien que ce ne fût qu'un esclave fugitif.

Mais Kaptah dit:

– En vérité, ô mon maître, moi aussi je suis las de voir ton ivrognerie et ta vie de pourceau, au point que le vin a perdu son goût dans ma bouche, ce que je n'aurais jamais cru possible, et j'ai même renoncé à boire de la bière au chalumeau. Ce qui est mort est mort et ne revient pas, si bien qu'à mon avis nous ferions sagement de déguerpir d'ici, tant que nous le pouvons. En effet, tu as déjà jeté par les fenêtres tout l'or et l'argent que tu as gagné pendant tes voyages, et je ne crois pas qu'avec tes mains tremblantes tu puisses soigner qui que ce soit, puisque tu arrives à peine à porter une cruche à tes lèvres. Je dois avouer qu'au début j'ai vu avec plaisir comment tu buvais du vin pour te calmer, et je t'ai poussé à boire et je décachetais pour toi de nouvelles jarres, et je buvais aussi. Et je me vantais aux autres: Regardez quel maître j'ai! Il boit comme un hippopotame et noie sans barguigner son or et son argent dans les jarres de vin, en menant joyeuse vie. Mais je ne me vante plus, car j'ai honte de mon maître, parce qu'il y a des limites à tout, et toi tu vas toujours aux extrêmes. Je ne blâme pas un homme qui a un verre dans le nez et qui se bat aux carrefours et reçoit des bosses et se réveille dans une maison de joie, car c'est une habitude raisonnable et cela soulage merveilleusement l'esprit dans maint chagrin et j'ai longtemps pratiqué cette recette. Mais on remédie sagement à cette ivresse avec de la bière et du poisson salé, et on retourne au travail, comme les dieux l'ont prescrit et comme l'exigent les convenances. Mais toi, tu bois comme si chaque jour était ton dernier, et je crains que tu boives pour mourir, mais si tu veux le faire, noie-toi de préférence dans une cuve de vin, car cette méthode est plus rapide et plus agréable et elle ne te fait pas honte.

Je réfléchis à ces paroles et je regardai mes mains qui avaient été celles d'un guérisseur, mais qui tremblaient maintenant, comme si elles avaient eu leur volonté à elles, et je ne pouvais plus les dominer. Je pensai aussi à tout le savoir que j'avais amassé dans maint pays, et je compris que l'exagération était une folie et qu'il était tout aussi insensé d'exagérer dans le boire et le manger que dans le chagrin et la joie. C'est pourquoi je dis à Kaptah:

– Il en sera comme tu le désires, mais tu dois savoir que je suis moi-même parfaitement au clair de tout ce que tu viens de dire, et que tes paroles n'exercent aucune influence sur mes décisions, mais qu'elles sont comme le bourdonnement de mouches importunes à mes oreilles. Mais je vais cesser de boire pour cette fois et pendant un certain temps je n'ouvrirai plus une seule cruche de vin. Je suis en effet parvenu à voir clair en moi et je veux quitter la Crète et retourner à Simyra.

A ces mots, Kaptah bondit de joie à travers la chambre en riant et sautant d'un pied sur l'autre, à la façon des esclaves.

Puis il sortit préparer notre départ, et le même jour nous nous embarquâmes. Les rameurs mirent les avirons à l'eau et sortirent le bateau du port en longeant des dizaines et des centaines de navires et des vaisseaux de guerre crétois aux bords couverts de boucliers de cuivre. Mais en dehors du port les rameurs retirèrent leurs rames de l'eau et le capitaine fit un sacrifice au dieu de la mer et à ceux de sa cabine, et on hissa les voiles. Le bateau pencha et les vagues heurtèrent les flancs en bruissant. Nous mîmes le cap sur le rivage de la Syrie, puis la Crète disparut à l'horizon comme un nuage bleu ou une ombre ou un songe, et autour de nous ne restait plus que l'immensité agitée de la mer.