LIVRE IX. La Queue de Crocodile
C'est ainsi que je devins un homme et je n'étais plus jeune en revenant à Simyra après trois ans d'absence. Le vent marin dissipa les fumées de l'ivresse et rendit mes yeux clairs et restaura la force de mes membres, si bien que je mangeais et buvais et me comportais comme les autres, bien que je ne parlasse plus autant, car j'étais encore plus solitaire qu'avant. Et pourtant la solitude est l'apanage de l'âge adulte, s'il en a été ainsi fixé, mais moi j'avais été solitaire dès mon enfance et étranger dans le monde depuis que j'avais abordé sur la rive du Nil, et je n'avais pas eu à m'habituer à la solitude, comme tant d'autres, mais la solitude était pour moi un foyer et un refuge dans les ténèbres.
Debout à la proue, face aux vagues vertes et battu par le vent qui chassait toutes les vaines pensées, je voyais au loin des yeux semblables au clair de lune sur la mer et j'entendais le rire capricieux de Minea et je la voyais danser sur les aires argileuses de Babylonie, avec une tunique légère, et jeune et souple comme un roseau. Et cette image ne me causait plus de douleur ni de peine, elle était un tourment délicieux comme on en éprouve au réveil en évoquant un rêve nocturne plus beau que la réalité. C'est pourquoi je me réjouissais de l'avoir rencontrée sur ma route et je n'aurais renoncé à aucun des instants vécus avec elle, car je savais que sans elle ma mesure n'aurait point été comble. L'image de proue était en bois peint, mais elle avait un visage de femme, et je sentais près d'elle que ma virilité était encore forte et que je me réjouirais encore avec bien des femmes, car les nuits sont froides pour le solitaire. Mais j'étais sûr que ces autres femmes ne seraient pour moi que du bois peint et insensible et qu'en les étreignant dans l'obscurité je chercherais en elles seulement Minea, seulement l'éclat d'un œil de clair de lune, la chaleur d'un flanc étroit, l'odeur de cyprès de la peau. C'est ainsi que je pris congé de Minea près de cette image de proue.
A Simyra, ma maison était en place, bien que les voleurs en eussent forcé les volets et emporté tout ce qui en valait la peine et que j'avais négligé de déposer dans les greniers de la maison de commerce. Mon absence se prolongeant, les voisins avaient utilisé la cour pour y jeter leurs ordures et y faire leurs besoins, si bien que l'odeur était effrayante et que les rats régnaient dans les chambres pleines de toiles d'araignées. Les voisins ne furent nullement ravis de me revoir, mais ils se détournèrent de moi et me fermèrent leurs portes en disant: «II est Egyptien et tout le mal vient d'Egypte.» C'est pourquoi je descendis à l'auberge, pendant que Kaptah remettait la maison en ordre, et je passai dans les maisons de commerce où j'avais placé mes fonds. C'est qu'après trois ans de voyages je rentrais plus pauvre qu'au départ, car outre tout ce que j'avais gagné par mon art, j'avais perdu le reste de l'or de Horemheb qui était resté entre les mains des prêtres de Babylone à cause de Minea.
Les riches armateurs furent grandement surpris de me revoir et leur nez s'allongea, ils se grattèrent la barbe, car ils pensaient déjà avoir hérité de ma part. Mais ils réglèrent honnêtement mes affaires, et alors même que quelques bateaux avaient fait naufrage, d'autres avaient rapporté de beaux bénéfices, si bien qu'en somme j'étais beaucoup plus riche à mon retour qu'à mon départ, et je n'avais pas à me faire du souci pour ma vie à Simyra.
Puis mes amis les armateurs m'invitèrent chez eux et m'offrirent du vin et des biscuits au miel et ils me dirent d'un air gêné:
– Sinouhé, notre médecin, tu es vraiment notre ami, mais tu es Egyptien, et si nous commerçons volontiers avec l'Egypte, nous ne voyons pas sans déplaisir des Egyptiens s'installer chez nous, car le peuple gronde et est excédé des impôts qu'il doit payer au pharaon. Nous ignorons comment cela a commencé, mais il est déjà arrivé qu'on a lapidé des Egyptiens dans les rues et jeté des charognes dans leurs temples et les gens ne tiennent pas à se montrer en public avec des Egyptiens. Toi, Sinouhé, tu es notre ami et nous te respectons à cause de tes guérisons. C'est pourquoi nous tenons à t'avertir, pour que tu sois sur tes gardes.
Ces paroles me causèrent une forte stupéfaction, car avant mon départ les Syriens rivalisaient pour l'amitié des Egyptiens et les invitaient chez eux, et de même qu'à Thèbes on imitait les mœurs syriennes, à Simyra on copiait les modes d'Egypte. Et pourtant Kaptah confirma ces déclarations et me dit tout excité:
– Quelque méchant diable a certainement pénétré dans l'anus des Simyriens, car ils se comportent comme des chiens fous et feignent de ne plus parler égyptien, et ils m'ont jeté hors de la taverne où j'étais entré parce que mon gosier était sec comme la poussière après toutes les épreuves subies à cause de toi, ô mon maître. Ils m'ont jeté à la porte quand ils eurent constaté que j'étais égyptien, et ils m'ont crié des injures et les enfants m'ont lancé des crottes d'âne. C'est pourquoi je me suis glissé dans une autre taverne, car vraiment ma gorge était sèche comme un sac de baie et j'avais une furieuse envie de forte bière syrienne, mais je ne dis pas un mot, ce qui me fut très difficile, comme tu peux le penser, car ma langue est comme un animal agile qui ne tient pas en place. Quoi qu'il en soit, sans piper mot, j'enfilai mon chalumeau dans la cruche de bière et je prêtai l'oreille aux propos des autres buveurs. Ils disaient que jadis Simyra avait été une ville libre qui ne payait pas d'impôts, et ils ne veulent plus que leurs enfants soient dès leur naissance des esclaves du pharaon. Les autres villes syriennes ont aussi été libres, et c'est pourquoi il faudrait casser la tête à tous les Egyptiens et les chasser de la Syrie, et c'est ce que doivent faire tous ceux qui aiment la liberté et sont las de l'esclavage du pharaon. Voilà les stupidités qu'ils débitaient, et pourtant chacun sait que l'Egypte occupe la Syrie pour le bien de celle-ci, sans en retirer un grand profit, et qu'elle se borne à protéger les Syriens les uns des autres, car laissées à elles-mêmes les villes de Syrie sont entre elles comme des chats sauvages dans un sac et elles se querellent et se battent et se déchirent, de sorte que l'agriculture et l'élevage du bétail et le commerce périclitent. C'est ce que sait chaque Egyptien, mais les Syriens se vantaient de leur force et parlaient d'une alliance de toutes les villes syriennes, et leurs propos finirent par me dégoûter à un tel point que je me suis éclipsé, pendant que le patron tournait le dos, sans payer mon écot.
Je n'eus pas besoin de circuler longtemps en ville pour constater la véracité de Kaptah. Certes, personne ne m'inquiéta, parce que je portais des vêtements syriens, mais les gens qui me connaissaient bien détournaient la tête en me croisant, et les Egyptiens étaient escortés par des gardes. Malgré cela on les brocardait et on leur jetait des fruits pourris et des poissons crevés. Mais je ne pensais pas que ce fût très dangereux, les Simyriens étaient manifestement furieux contre les nouveaux impôts, mais cette excitation se dissiperait assez vite, car la Syrie profitait de l'Egypte autant que l'Egypte de la Syrie, et je ne pensais pas que les villes côtières pussent subsister longtemps sans le blé d'Egypte.
C'est pourquoi je fis installer ma maison pour y recevoir les malades, et j'en guéris beaucoup et bien des clients revinrent, car la maladie et la douleur ne s'informent pas de la nationalité du médecin, mais seulement de son habileté. Mais souvent mes clients discutaient avec moi et disaient:
– Toi qui es égyptien, dis-nous s'il n'est pas injuste que l'Egypte prélève des impôts sur nous et profite de nous et s'engraisse de notre pauvreté comme une sangsue. La garnison égyptienne dans notre ville est une offense pour nous, car nous sommes parfaitement capables de maintenir l'ordre dans nos villes et de nous défendre contre nos ennemis. Il est aussi injuste que nous ne puissions pas reconstruire nos murailles et réparer nos tours, si nous le désirons et si nous consentons à en supporter les frais. Nos propres autorités sont tout à fait aptes à nous gouverner sans que les Egyptiens interviennent dans le couronnement de nos princes et dans notre juridiction. Par Baal, sans les Egyptiens nous serions prospères et heureux, mais les Egyptiens s'abattent sur nous comme des sauterelles et votre pharaon veut nous imposer un nouveau dieu, si bien que nous perdrons la faveur des nôtres. Je n'avais guère envie de discuter avec eux, mais je répondais quand même: