– Pourquoi avez-vous tant tardé, bandits, vauriens, limaces? rugit-il en froissant sa barbe frisée, si bien que les rubans d'or dont elle était nouée volaient en l'air comme des éclairs.
Il frappa du poing les conducteurs qui me soutenaient, et il braillait comme un fauve:
– Où avez-vous flâné, mauvais serviteurs, pendant que mon fils se meurt?
Mais les conducteurs se défendirent en disant:
– Nous avons couru si vite que plusieurs chevaux sont fourbus et nous avons traversé les montagnes plus rapidement que les oiseaux. Le grand mérite en revient à ce médecin, car il brûlait du désir d'arriver pour guérir ton fils, et il nous encourageait de ses cris, quand nous étions fatigués, et il nous frappait du poing, quand la vitesse diminuait, et c'est incroyable de la part d'un Egyptien, et jamais, tu peux nous en croire, on n'est venu si vite de Simyra à Amourrou.
Alors Aziru m'embrassa chaleureusement et pleura et dit:
– Tu guériras mon fils, tu le guériras, et tout ce que j'ai sera à toi. Mais je lui dis:
– Permets-moi d'abord de voir ton fils, pour que je sache si je puis le guérir.
Il m'entraîna rapidement dans une grande chambre où une chaufferette répandait une forte chaleur, bien que ce fût l'été. Au milieu se dressait un berceau dans lequel criait un petit enfant à peine âgé d'un an, emmailloté de laine. Il criait si fort que son visage en était violacé, et la sueur perlait à son front, et il avait l'épaisse chevelure noire de son père, bien qu'il fût encore si petit. Je l'examinai et je constatai qu'il n'avait rien de grave, car s'il avait été sur le point de mourir, il n'aurait pas pu hurler si fort. Je regardai autour de moi et je vis, étendue près du berceau, Keftiou, la femme que j'avais donnée à Aziru, et elle était plus grasse et plus blanche que jamais, et ses chairs plantureuses tremblotaient, tandis que dans son chagrin elle battait le plancher de son front en geignant. Dans tous les coins de la chambre, des esclaves et des nourrices gémissaient aussi, et elles étaient couvertes de bleus et de bosses, tant Aziru les avait rossées parce qu'elles étaient impuissantes à soulager son fils.
– Sois sans souci, Aziru, lui dis-je. Ton fils ne mourra pas, mais je désire d'abord me nettoyer avant de l'ausculter, et emportez ce maudit réchaud, car on étouffe ici.
Alors Keftiou leva brusquement la tête et dit tout effrayée:
– L'enfant va prendre froid.
Puis elle me regarda longuement et sourit, elle se leva et répara le désordre de ses cheveux et de ses vêtements, puis elle me sourit de nouveau, en disant:
– Sinouhé, c'est toi?
Mais Aziru se tordait les mains et criait:
– Mon fils ne mange pas, il rend tout ce qu'il a pris, et son corps est brûlant et depuis trois jours il n'a rien mangé, mais il pleure tout le temps, si bien que mon cœur se brise à l'entendre gémir ainsi.
Je lui demandai de chasser les nourrices et les esclaves et il m'obéit humblement, oubliant tout à fait sa dignité royale. Après m'être lavé, je déshabillai l'enfant de tous ses lainages, et je fis ouvrir les fenêtres, pour changer l'air. L'enfant se calma tout de suite et se mit à gigoter de ses jambes potelées. Je lui tâtai le corps et le ventre, puis un doute me vint et je lui mis le doigt dans la bouche et j'avais bien deviné: La première dent avait percé à son menton comme une perle blanche.
Alors je dis vivement:
– Aziru, Aziru! C'est pour cette vétille que tu as amené ici avec des chevaux sauvages le meilleur médecin de la Syrie? Car sans me vanter je puis dire que j'ai appris bien des choses au cours de mes voyages dans différents pays. Ton fils ne court aucun danger, mais il est aussi impatient et rageur que son père, et peut-être a-t-il eu un peu de fièvre, mais elle a disparu, et s'il a vomi, il a sagement agi pour rester en vie, parce que vous l'avez trop bourré de lait gras. Keftiou doit le sevrer sans tarder, sinon il va bientôt lui mordre les seins, ce qui, je le pense, ne te ferait aucun plaisir, parce que tu tiens encore à jouir de ta femme. Sache en effet que ton fils a tout simplement hurlé d'impatience en attendant sa première dent, et si tu ne me crois pas, regarde toi-même.
J'ouvris la bouche de l'enfant et Aziru fut rempli d'allégresse et se frappa les mains et dansa autour de la chambre en tapant le plancher. Je montrai aussi la dent à Keftiou, et elle me dit que jamais encore elle n'avait vu plus belle dent à un enfant. Mais lorsqu'elle voulut remmailloter l'enfant dans ses lainages, je le lui interdis et n'autorisai qu'une tunique de lin.
Aziru tapait du pied et dansait et chantait d'une voix éraillée et il n'éprouvait pas la moindre honte de m'avoir dérangé pour rien, mais il voulait faire admirer la dent aux nobles et aux chefs, et il invita les gardes à venir la voir, et ils se pressaient autour du berceau et s'exclamaient en entrechoquant leurs lances et leurs boucliers, et ils cherchaient à fourrer leurs pouces sales dans la bouche du petit prince, mais je les chassai tous et priai Aziru de penser à sa dignité et de se montrer raisonnable.
Aziru fut confus et dit:
– J'ai vraiment peut-être oublié ma dignité, mais j'ai veillé plusieurs nuits près du berceau, le cœur angoissé, et tu dois comprendre que c'est mon fils et mon premier enfant, mon prince, la prunelle de mes yeux, le joyau de ma couronne, mon petit lion qui portera la couronne d'Amourrou après moi et qui gouvernera de nombreux peuples, car vraiment je veux agrandir mon royaume, pour que mon fils ait un bel héritage et qu'il loue le nom de son père. Sinouhé, Sinouhé, tu ne sais pas combien je te suis reconnaissant d'avoir ôté cette pierre de mon cœur, car tu dois reconnaître que jamais encore tu n'as vu un enfant aussi vigoureux, bien que tu aies voyagé dans de nombreux pays. Regarde un peu ses cheveux, cette noire crinière de lion sur sa tête, et dis-moi si tu as vu une pareille chevelure à quelque autre enfant de cet âge. Tu as vu aussi que sa dent est comme une perle, claire et parfaite, et regarde ses membres et son ventre qui est comme un petit tonneau.
Ce bavardage m'excéda au point que je dis au roi de filer au diable avec son fils et que mes membres étaient rompus après mon effrayant voyage et que je ne savais pas encore si j'étais sur ma tête ou sur mes pieds. Mais il me caressa et me prit par l'épaule et m'offrit des mets variés sur des plats d'argent et du mouton rôti et du gruau cuit dans la graisse et du vin dans une coupe en or, de sorte que je me remis et que je lui pardonnai.
Je restai plusieurs jours chez lui et il me donna des cadeaux abondants, aussi de l'or et de l'argent, car il s'était beaucoup enrichi depuis notre dernière rencontre, mais il ne voulut pas me dire comment son pays pauvre avait réussi lui aussi à s'enrichir, il se borna à sourire dans sa barbe frisée en disant que la femme que je lui avais cédée lui avait porté chance. Keftiou se montra aussi aimable pour moi, et elle me respectait sûrement en souvenir de la canne avec laquelle j'avais bien souvent éprouvé la solidité de sa peau, et elle me suivait en agitant ses chairs plantureuses, et elle me souriait gentiment. La blancheur de son teint et sa corpulence avaient ébloui tous les chefs d'Aziru, car les Syriens aiment les femmes énormes, au contraire des Egyptiens qui diffèrent d'eux sur ce point aussi. C'est pourquoi les poètes amorrites ont écrit des poèmes en son honneur et on les chante d'une voix langoureuse et en répétant toujours les mêmes paroles, et il n'est pas jusqu'aux gardiens sur les murs qui ne célèbrent ses charmes, si bien qu'Aziru était fier d'elle et l'aimait si passionnément qu'il n'allait que rarement chez ses autres épouses et seulement par politesse, parce qu'il avait pris pour femmes les filles des chefs amorrites, afin de s'attacher ainsi les pères.