Mais Kaptah ne s'offusqua pas, ses yeux se mouillèrent d'émotion, son menton trembla et il s'inclina devant moi, les mains à la hauteur des genoux, en disant:
– Vraiment, ô mon maître, tu as le talent de trouver le mot juste au bon moment, car j'avais déjà oublié la douceur d'un coup appliqué avec une fine canne de roseau sur les fesses et sur les cuisses. Ah, mon maître, c'est une jouissance que je voudrais que tu connaisses, car mieux que l'eau et la bière, mieux que l'encens dans les temples et les canards dans les roseaux, elle rappelle la vie en Egypte où chacun est mis à sa juste place, et rien ne change au cours des âges, mais tout reste immuable. Ne t'étonne donc pas si je pleure d'émotion, car maintenant, je sens vraiment que je rentre dans mon pays après avoir vu bien des choses étranges et incompréhensibles et méprisables. O, sois bénie, canne de jonc qui remets tout à sa place et qui résous tous les problèmes, rien ne t'est pareil!
Il pleura d'émotion un bon moment, puis il alla oindre le scarabée, mais j'observai qu'il n'utilisait plus pour cela une huile aussi précieuse qu'avant, car la rive était proche et en Egypte il comptait manifestement se débrouiller par ses propres moyens.
C'est seulement en abordant dans le grand port du bas pays que je compris à quel point j'étais las de voir d'amples vêtements bigarrés, des barbes frisées et des corps obèses. Les flancs minces des porteurs, leurs pagnes, leur menton rasé, leur dialecte du bas pays, l'odeur de leur transpiration, l'arôme du limon, celui du roseau, celui du port, tout était différent de la Syrie, tout était familier, et mes habits syriens commençaient à me gêner. Après m'être débarrassé des scribes du port et avoir inscrit mon nom dans une foule de papiers, j'allai immédiatement m'acheter de nouveaux vêtements, et après la laine le lin le plus fin fut de nouveau un délice sur ma peau. Mais Kaptah décida de se présenter comme Syrien, car il redoutait que son nom figurât dans la liste des esclaves marrons, bien que je lui eusse procuré une tablette d'argile par laquelle les autorités de Simyra attestaient qu'il était né esclave en Syrie et que je l'y avais également acheté.
Après cela, nous montâmes à bord d'un bateau du fleuve pour remonter le courant. Les journées passèrent, et nous nous réhabituions à l'Egypte, et les champs séchaient de chaque côté du fleuve et les bœufs lents tiraient les socs en bois et les paysans marchaient dans les sillons, la tête baissée, pour ensemencer le limon tendre. Les hirondelles volaient au-dessus du bateau et des flots lents en criant avec inquiétude, pour plonger vers le sol et s'enfouir dans la vase pendant l'époque la plus chaude de l'année. Les palmiers élevaient leurs dômes sur les rives, les cabanes basses des villages s'abritaient à l'ombre des grands sycomores, le bateau s'arrêtait aux débarcadères des petites et grandes villes, et il n'y avait pas de taverne où Kaptah ne se précipitât pour étancher sa soif avec la bière égyptienne, pour se vanter de ses voyages et pour épater les ouvriers du port qui l'écoutaient en riant et en invoquant les dieux.
Et je revis à l'est du fleuve les trois montagnes se dresser vers le ciel, les trois éternels gardiens de Thèbes. La population était plus dense, les villages des pauvres, aux cabanes de pisé, alternaient avec les quartiers riches des villes, puis les murailles apparurent, puissantes comme des montagnes, et je vis le toit du grand temple et les colonnes et les innombrables bâtiments du temple et le lac sacré. A l'est s'étendait sans fin jusqu'aux collines la Ville des défunts, et les temples mortuaires des pharaons étincelaient de blancheur contre les montagnes jaunes, et les portiques du temple de la grande reine supportaient la mer des arbres en fleurs. Derrière les montagnes apparaissait la vallée interdite avec ses serpents et ses scorpions, et c'est dans ce sable, près de la tombe d'un grand pharaon, que reposaient mon père Senmout et ma mère Kipa, emballés dans une peau de bœuf pour vivre éternellement. Mais plus loin au sud, au bord du fleuve, se dressait, léger et bleuâtre avec ses jardins et ses remparts, le palais doré du pharaon. Je me demandais si mon ami Horemheb y habitait.
Le bateau aborda au quai de pierre familier, tout était pareil à jadis, et je n'étais pas loin de l'endroit où j'avais vécu ma jeunesse, sans me douter que plus tard j'anéantirais la vie de mes parents. Le sable du temps sur mes amers souvenirs commença à se mouvoir à cette évocation, et j'eus envie de me cacher et de me couvrir le visage, et je n'éprouvais aucune joie, bien que la cohue du grand port m'entourât de nouveau, et je sentais dans les regards des gens, dans leurs gestes inquiets et dans leur hâte la vieille passion de Thèbes. Je n'avais rien prévu pour mon arrivée, car tout dépendait de ma rencontre avec Horemheb et de sa situation à la cour. Mais dès que mes pieds touchèrent les pavés du port, je sus ce que je ferais, et cela ne me prédisait ni gloire médicale, ni richesse, ni grands cadeaux pour mon savoir péniblement acquis, comme je me l'étais figuré auparavant, car cela impliquait une vie simple, l'obscurité et des malades indigents. Et pourtant une étrange paix m'emplissait le cœur à la perspective de cet avenir modeste, et cela montre une fois de plus combien l'homme connaît peu son cœur, et pourtant je croyais connaître le mien à fond. Jamais encore un pareil projet ne m'avait effleuré l'esprit, mais il avait probablement mûri à mon insu, comme fruit de toutes mes expériences. Après avoir perçu le bruissement de Thèbes autour de moi et touché du pied les pierres échauffées par le soleil, je me sentais de nouveau enfant, et j'observais d'un œil curieux et sérieux mon père Senmout en train de recevoir ses malades. C'est pourquoi je repoussai les porteurs qui s'empressaient autour de moi, et je dis à Kaptah: – Laisse nos bagages à bord et va vite m'acheter une maison, n'importe laquelle, près du port, dans le quartier des pauvres, si possible près de celle où habita mon père, jusqu'à ce qu'elle fût démolie. Fais vite, afin qu'aujourd'hui encore je puisse m'y installer et commencer demain à pratiquer mon art.
Le menton de Kaptah s'affaissa et son visage s'allongea, car il avait cru que nous descendrions dans la meilleure hôtellerie où des esclaves nous serviraient. Mais pour une fois il ne protesta pas, il me regarda attentivement et referma la bouche et s'en alla tête basse. Le même soir j'entrai dans la maison d'un ancien fondeur de cuivre, dans le quartier des pauvres, et on y apporta mes effets et j'étendis mon tapis sur le sol de terre battue. Devant les cabanes des ruelles pauvres brûlaient les feux de cuisine et l'odeur du poisson frit dans la graisse planait sur tout le quartier pauvre, sale et misérable, puis les lumières s'allumèrent aux portes des maisons de joie, la musique syrienne éclata dans la nuit en se mêlant aux cris des marins ivres, et au-dessus de Thèbes le ciel rougeoyait aux innombrables lumières du centre de la ville. J'étais de nouveau à la maison, après avoir suivi jusqu'au bout des routes décevantes et après m'être fui dans bien des pays à la recherche du savoir.
Le lendemain matin, je dis à Kaptah: – Place une plaque de médecin sur ma porte, mais simple, sans peinture ni ornement. Et si quelqu'un me demande, ne parle pas de ma réputation et de mon savoir, mais dis simplement que le médecin Sinouhé reçoit des malades, les pauvres aussi, et chacun donnera un cadeau selon ses ressources.
– Aussi les pauvres? s'exclama Kaptah avec un effroi innocent. Hélas, ô mon maître, ne serais-tu pas malade? As-tu bu de l'eau de marais, ou un scorpion t'a-t-il mordu?
– Exécute mes ordres, si tu veux rester chez moi, dis-je. Mais si cette maison modeste ne te plaît pas et si l'odeur des pauvres incommode ton nez affiné en Syrie, je te permets d'aller et de venir à ta guise. Je pense que tu m'as volé assez pour t'acheter une maison et prendre femme, si tu le désires. Je ne te retiens pas.