– Une femme? protesta Kaptah encore plus effrayé. Vraiment, tu es malade, ô mon maître, et tu as la fièvre. Pourquoi prendrais-je une femme qui m'opprimerait et me flairerait l'haleine à mon retour, et le matin, quand je me réveillerais la tête lourde, prendrait la canne et m'abreuverait de méchantes paroles? En vérité, à quoi bon se marier, alors que la moindre esclave rend le même service, comme je te l'ai déjà exposé. Sans aucun doute, les dieux t'ont frappé de folie, et cela ne m'étonne point, car je sais tes idées sur eux, mais tu es mon maître et ton chemin est le mien et ton châtiment est aussi le mien, et pourtant j'espérais enfin être parvenu au port après toutes les terribles épreuves que tu m'as imposées, sans parler des traversées que je veux oublier. Si une natte de roseau te suffit pour dormir, elle me suffira à moi aussi, et cette misère aura au moins le bon côté que les tavernes et les maisons de joie seront à portée, et la «Queue de Crocodile», dont je t'ai parlé, n'est pas éloignée d'ici.
J'espère que tu me pardonneras si j'y vais aujourd'hui et si je m'y enivre, car je me sens fort ébranlé et je dois me remonter un peu. Vraiment, en te regardant, je pressens toujours un malheur et je ne sais jamais à l'avance ce que tu vas dire ou faire, parce que tu parles et agis toujours à rebours du sens commun, mais tout de même, je ne m'attendais pas à cela. Seul un fou cache un bijou dans un tas de fumier, et toi, tu enterres ton savoir et ton habileté sous les ordures.
– Kaptah, lui dis-je, chaque homme naît nu dans ce monde, et dans la maladie il n'existe pas de différence entre pauvres et riches, Egyptiens ou Syriens.
– Peut-être bien, mais il existe une grande différence entre les cadeaux, dit Kaptah très raisonnablement. Cependant, ton idée est belle, et je n'aurais rien à y objecter, si un autre la réalisait, et non pas toi, juste au moment où après toutes nos peines nous aurions pu nous balancer sur une branche dorée. Ton idée conviendrait mieux à un esclave de naissance, elle serait compréhensible, et dans ma jeunesse j'en ai souvent eu de semblables, jusqu'à ce qu'on me les ait extirpées à coups de canne.
– Pour que tu saches tout, lui dis-je, j'ajouterai que, dans quelque temps, si je découvre un enfant abandonné, je me propose de l'adopter et de l'élever comme un fils.
– A quoi bon? dit-il d'un air étonné. Il existe dans les temples des foyers pour les enfants abandonnés, et certains deviennent des prêtres du degré inférieur, et d'autres sont châtrés et mènent dans les gynécées du pharaon et des nobles une vie bien plus brillante que celle que leur mère pouvait espérer pour eux. D'autre part, si tu désires un enfant, ce qui est fort compréhensible, rien n'est plus simple, pourvu que tu ne commettes pas la bêtise de casser une cruche avec une femme qui ne nous causerait que des ennuis. Si tu ne veux pas acheter une esclave, tu pourrais séduire une fille pauvre et elle serait heureuse et reconnaissante que tu la débarrasses de son enfant et lui épargnes ainsi la honte. Mais les enfants causent bien des tracas et des difficultés, et on exagère certainement le plaisir qu'ils procurent, bien que je ne sois pas compétent en cette matière, puisque je n'ai jamais vu les miens, bien que j'aie tout lieu d'admettre qu'il en grandit une bonne bande aux quatre vents des cieux. Tu ferais sagement de t'acheter dès aujourd'hui une jeune esclave, qui pourrait me seconder, car mes membres sont roides et mes mains tremblent après toutes les épreuves subies, surtout le matin, et il y a trop de travail pour moi ici à soigner ton ménage et à entretenir ta maison, sans compter que je dois m'occuper de placer mes fonds.
– Je n'avais pas pensé à cela, lui dis-je. Mais je ne tiens pas à acheter une esclave. C'est pourquoi engage à mes frais un serviteur, car tu l'as bien mérité. Si tu restes chez moi, tu seras libre d'aller et de venir à ta guise, à cause de ta fidélité, et je pense que tu pourras me fournir bien des renseignements utiles grâce à ta soif. Fais comme je te le dis, et cesse de regimber, car ma décision a été prise par une force qui m'est supérieure, et elle est irrévocable.
Sur ces paroles, je sortis pour m'enquérir de mes amis. Je demandai Thotmès au «Vase syrien», mais le patron avait changé et il ignorait tout du pauvre artiste qui gagnait sa vie en dessinant des chats dans les livres d'images des enfants riches. Pour trouver Horemheb, je me rendis à la maison des soldats, mais elle était vide. Il n'y avait pas de lutteurs dans la cour, et les soldats ne perçaient plus de leurs lances des sacs de roseaux, comme jadis, et les grosses marmites ne fumaient plus dans les soupentes, mais tout était désert. Un sous-officier shardane renfrogné me regardait en creusant le sable de ses orteils, son visage brun foncé était osseux et sans huile, mais il s'inclina au nom de Horemheb, le chef militaire qui avait dirigé une campagne contre les Khabiri en Syrie quelques années auparavant. Horemheb était encore commandant royal, me dit-il en un égyptien dialectal, mais il se trouvait depuis des mois dans le pays de Koush pour y supprimer les garnisons et licencier les troupes, et on ne savait quand il reviendrait. Je lui donnai une pièce d'argent parce qu'il était mélancolique, et il en fut tellement ravi qu'il oublia sa dignité de shardane et me sourit en jurant d'étonnement par le nom d'un dieu inconnu. J'allais partir, mais il me retint par la manche et me montra la cour déserte:
– Horemheb est un grand capitaine, il comprend les soldats, il est soldat lui-même, il n'a pas peur, dit-il. Horemheb est un lion, le pharaon un bouc écorné. La caserne est vide, pas de solde, pas de nourriture. Mes camarades vont mendier par les campagnes. Je ne sais ce que cela donnera. Qu'Amon te bénisse pour ta générosité. Depuis des mois, je n'ai pas bu convenablement. Je suis tout triste. Par de belles promesses, on nous attire de notre pays. Les recruteurs égyptiens vont de tente en tente, ils promettent beaucoup d'argent, beaucoup de femmes, beaucoup de beuveries. Et maintenant? Ni argent, ni femmes, ni beuveries!
Il cracha de mépris et écrasa son crachat de son pied à la peau cornée. C'était un shardane très triste, et il me fit pitié, car je comprenais à ses paroles que le pharaon avait abandonné ses soldats et licencié les troupes recrutées à grands frais par son père. Cela me rappela le vieux Ptahor et, pour savoir où il habitait, je m'armai de courage et me rendis au temple d'Amon pour demander son adresse à la Maison de la Vie. Mais le teneur du registre me dit que le vieux Crétois était mort et enterré depuis deux ans dans la Ville des défunts. C'est ainsi que je ne retrouvai pas un seul ami à Thèbes.
Puisque j'étais dans le temple, je pénétrai dans la grande salle des colonnes et je reconnus l'ombre sacrée d'Amon autour de moi et l'odeur de l'encens près des piliers bigarrés tout couverts d'inscriptions sacrées, et les hirondelles allaient et venaient par les hautes fenêtres à croisillons de pierre. Mais le temple était vide, et la cour était vide, et dans les innombrables boutiques et ateliers ne régnait plus l'ancienne animation. Les prêtres en blanc, avec leurs têtes rasées et luisantes d'huile, me jetaient des regards inquiets, et les gens dans la cour parlaient à voix basse et regardaient autour d'eux avec crainte. Je n'aimais nullement Amon, mais une étrange mélancolie s'empara de mon cœur, comme lorsqu'on évoque sa jeunesse enfuie à jamais, que cette jeunesse ait été heureuse ou pénible. En passant entre les statues géantes des pharaons, je m'aperçus que tout près du grand temple avait été érigé un sanctuaire nouveau, puissant et de forme étrange, comme je n'en avais encore jamais vu. Il n'était pas entouré de murs, et en y pénétrant, je vis que les colonnes entouraient une cour ouverte sur les autels de laquelle s'entassaient, en guise d'offrandes, du blé, des fleurs et des fruits. Sur un grand bas-relief, un disque d'Aton étendait d'innombrables rayons sur le pharaon sacrifiant, et chaque rayon se terminait par une main bénissante et chaque main tenait une croix de vie. Les prêtres vêtus de blanc ne s'étaient pas rasé les cheveux, ils étaient de tout jeunes gens, et leur visage exprimait l'extase, tandis qu'ils chantaient un hymne sacré dont je me rappelais avoir entendu les paroles à Jérusalem en Syrie. Mais ce qui m'impressionna plus que les prêtres et les images, ce furent quarante énormes piliers de chacun desquels le nouveau pharaon, sculpté plus grand que nature, les bras croisés sur la poitrine et tenant le sceptre et le fouet royal, regardait fixement les spectateurs.