Ces sculptures représentaient le pharaon, je le savais, car je reconnaissais ce visage effrayant de passion et ce corps frêle avec les hanches larges et les bras et les jambes minces. Un frisson me parcourut le dos, en pensant à l'artiste qui avait osé sculpter ces statues, car si mon ami Thotmès avait naguère rêvé d'un art libre, il en aurait vu ici un exemple sous une forme terrible et caricaturale. En effet, le sculpteur avait souligné contre nature tous les défauts du corps du pharaon, ses cuisses gonflées, ses chevilles minces et son cou maigre, comme s'ils avaient eu un sens divin secret. Mais le plus terrible de tout était le visage du pharaon, ce visage affreusement allongé avec ses angles aigus et ses pommettes saillantes, le sourire mystérieux du rêveur et du railleur autour des lèvres bouffies. De chaque côté du pylône du temple d'Amon, les pharaons se dressaient majestueux et semblables à des dieux dans leurs statues en pierre. Ici, un homme bouffi et chétif contemplait du haut de quarante piliers les autels d'Aton. C'était un être humain qui voyait plus loin que les autres, et une passion tendue, une ironie extatique s'exhalaient de son être figé dans la pierre.
Je frémissais et tremblais de tout mon être en regardant ces statues, car pour la première fois je voyais Amenhotep IV tel que probablement il se voyait lui-même. Je l'avais rencontré une fois, dans sa jeunesse, malade, faible, tourmenté par le haut mal, et dans ma sagesse trop précoce je l'avais observé froidement avec des yeux de médecin, ne voyant dans ses paroles que des divagations de malade. Maintenant, je le voyais tel que l'artiste l'avait vu, l'aimant et le détestant à la fois, un artiste comme jamais encore il n'en avait existé en Egypte, car si quelqu'un avant lui avait osé sculpter du pharaon une image pareille, il aurait été abattu et pendu aux murs comme un blasphémateur.
Il n'y avait pas non plus beaucoup de monde dans ce temple. Quelques hommes et quelques femmes étaient manifestement des courtisans et des grands, à en juger par le Un royal de leurs vêtements, par leurs lourds collets et par leurs bijoux en or. Les gens ordinaires écoutaient le chant des prêtres, et leur visage exprimait une incompréhension totale, car les prêtres chantaient des hymnes nouveaux dont le sens était difficile à deviner. Ce n'était pas comme les anciens textes datant du temps des pyramides, voici près de deux mille ans, et auxquels l'oreille pieuse est habituée dès l'enfance, si bien qu'on les reconnaît dans son cœur sans même en comprendre le sens, pour autant qu'ils en aient encore un, depuis le temps qu'ils ont été modifiés et faussement reproduits au cours des générations.
Quoi qu'il en soit, après le chant, un vieillard que je reconnus à son costume pour un campagnard, alla respectueusement parler aux prêtres et leur demanda un talisman approprié ou un œil protecteur ou un grimoire, si on en vendait à un prix raisonnable. Les prêtres lui répondirent qu'on n'en vendait pas dans ce temple, parce qu'Aton n'avait pas besoin de talismans et de textes magiques, mais qu'il s'approchait de chaque homme qui croyait en lui, sans sacrifices ni présents. A ces mots, le vieillard se rembrunit et il s'éloigna en bougonnant contre les doctrines mensongères et se rendit tout droit dans le vieux temple d'Amon.
Une poissarde s'approcha des prêtres et les regarda de ses yeux pleins de dévotion en disant:
– Est-ce que personne ne sacrifie à Aton des béliers ou des bœufs, afin que vous ayez un peu de viande à manger, puisque Vous êtes si maigres, pauvres enfants? Si votre dieu est puissant et fort, à ce qu'on dit, et même plus puissant qu'Amon, bien que je ne le croie pas, ses prêtres devraient engraisser et resplendir d'embonpoint. Je ne suis qu'une femme simple, mais je vous souhaite de tout mon cœur beaucoup de viande et de graisse.
Les prêtres rirent et plaisantèrent entre eux, comme des enfants joyeux, mais le plus âgé reprit vite son sérieux et dit à la femme:
– Aton ne veut pas d'offrandes sanglantes, et tu ne dois pas parler d'Amon dans son temple, car Amon est un faux dieu et bientôt son trône s'écroulera et son temple sera détruit.
La femme se retira vite et cracha par terre et fit les signes sacrés d'Amon, en disant:
– C'est toi qui l'as dit, et pas moi, et la malédiction retombera sur toi.
Elle sortit rapidement, suivie d'autres personnes qui jetèrent des regards inquiets aux prêtres. Mais ceux-ci riaient bruyamment en leur criant:
– Partez, gens de peu de foi, mais Amon est un faux dieu! Amon est un faux dieu, et sa puissance tombera comme l'herbe sous la faucille.
Alors un des hommes ramassa une pierre et la lança contre les prêtres et l'un d'eux fut blessé au visage et se mit à gémir, et ses collègues appelèrent les gardes, mais l'homme s'était déjà éclipsé dans la foule devant le pylône d'Amon.
Cet incident me donna à réfléchir, et je m'approchai des prêtres et je leur dis:
– Je suis Egyptien, mais j'ai vécu longtemps en Syrie et je ne connais pas ce nouveau dieu que vous appelez Aton. Auriez-vous l'obligeance de dissiper mon ignorance et de m'expliquer qui il est, ce qu'il demande et comment on l'adore?
Ils hésitèrent et cherchèrent en vain de l'ironie sur mon visage, et enfin l'un d'eux parla:
– Aton est le seul vrai dieu. Il a créé la terre et le fleuve, les hommes et les animaux et tout ce qui existe et bouge sur la terre. Il a toujours existé et les hommes l'ont adoré comme Râ dans ses anciennes manifestations, mais de notre temps il est apparu comme Aton à son fils le pharaon qui vit seulement de la vérité. Dès lors il est le seul dieu, et tous les autres dieux sont faux. Il ne repousse aucun de ceux qui s'adressent à lui, et les riches et les pauvres sont égaux devant lui, et chaque matin nous le saluons comme le disque du soleil qui de ses rayons bénit la terre, aussi bien les bons que les méchants, tendant à chacun la croix de vie. Si tu la prends, tu es son serviteur, car son être est amour, et il est éternel et impérissable et partout présent, si bien que rien ne se passe sans sa volonté. Je leur dis:
– Tout ceci est bel et bon, mais est-ce aussi par sa volonté qu'une pierre vient d'ensanglanter le visage de ce jeune homme?
Les prêtres perdirent contenance et se regardèrent et dirent:
– Tu te moques de nous.
Mais celui qui avait été blessé s'écria:
– Il a permis que cela arrive, parce que je ne suis pas digne de lui, pour que je m'instruise. C'est qu'en effet je me suis glorifié dans mon cœur de la faveur du pharaon, car je suis de naissance modeste et mon père paissait les troupeaux et ma mère portait l'eau du fleuve, lorsque le pharaon m'accorda sa faveur, parce que j'avais une belle voix pour célébrer son dieu.
Je lui dis avec un feint respect:
– Vraiment, ce dieu doit être fort puissant puisqu'il arrive à hausser un homme de la fange à la maison dorée du pharaon.
Ils répondirent d'une seule voix:
– Tu as raison, car le pharaon ne s'occupe ni de l'aspect ni de la richesse ni de la naissance d'un homme, mais seulement de son cœur, et grâce à la force d'Aton il plonge son regard jusqu'au cœur des hommes et il lit leurs pensées les plus secrètes.
Je protestai:
– Alors il n'est pas un homme, car il n'est pas au pouvoir d'un homme de voir dans le cœur d'autrui, mais seul Osiris peut peser le cœur des hommes.