– Je veux ma coupe pleine! Il sourit.
– Ne souris pas, vaurien, dit Ptahor d'un ton sérieux. Il ne s'agit pas du vin. Mais si tu veux devenir un artiste, tu dois exiger ta coupe pleine. Dans tout vrai artiste, c'est Ptah qui se manifeste, le créateur et le bâtisseur. L'artiste n'est pas seulement une eau ou un miroir, mais davantage. Certes, l'art est souvent une eau flatteuse ou un miroir menteur, mais malgré tout l'artiste est plus que l'eau. Exige ta coupe pleine, enfant, et ne te contente pas de tout ce qu'on te dira, mais crois-en plutôt tes yeux clairs.
Ensuite il promit que je recevrais bientôt une invitation à entrer dans la Maison de la Vie et qu'il ferait tout son possible pour que Thotmès fût admis à l'école des beaux-arts de Ptah.
– Enfants, écoutez bien ce que je vous dis, et oubliez-le dès que je vous l'aurai dit, et oubliez aussi que c'est le trépanateur royal qui vous l'a dit. Vous allez tomber entre les pattes des prêtres, et Sinouhé sera ordonné prêtre, car personne ne peut pratiquer la médecine, comme ton père et comme moi, s'il n'a pas été ordonné. Mais quand vous serez entre les pattes des prêtres du temple, soyez méfiants comme des chacals et rusés comme des serpents, afin de ne pas vous perdre et vous aveugler. Mais extérieurement soyez doux comme des colombes, car c'est seulement une fois qu'il est parvenu au but que l'homme peut dévoiler sa propre nature. Il eh fut toujours ainsi et, il en sera toujours ainsi. Rappelez-vous bien cela.
Au bout d'un instant, le serviteur de Ptahor revint avec une litière de location et des vêtements propres pour son maître. La chaise à porteur de Ptahor avait été mise en gage par les nègres dans une maison de joie où ils dormaient encore. Ptahor donna à son esclave l'ordre de dégager la chaise et les deux nègres, il prit congé de nous, assura mon père de son amitié et regagna son quartier élégant.
C'est ainsi que je pus entrer dans la Maison de la Vie du grand temple d'Amon. Mais le lendemain Ptahor, le trépanateur royal, envoya à Kipa un scarabée sacré artistement gravé dans la pierre, pour que ma mère pût le porter sur son cœur, sous les bandelettes, dans sa tombe. Il n'aurait pas pu causer à ma mère une joie plus grande, si bien que Kipa lui pardonna tout et cessa de parler à mon père Senmout de la malédiction du vin.
LIVRE II. La Maison de la Vie
En ces temps-là, les prêtres d'Amon à Thèbes s'étaient arrogé le droit exclusif à l'enseignement supérieur, et il était impossible de commencer des études sans leur assentiment. Chacun comprend que la Maison de la Vie et la Maison de la Mort aient de tout temps été installées à l'intérieur des murailles du temple, comme aussi la haute école de théologie pour les prêtres des degrés supérieurs. A la rigueur, on peut admettre que les facultés de mathématiques et d'astronomie relèvent de leur domaine; mais lorsque les prêtres eurent accaparé les écoles de commerce et la faculté de droit, les gens cultivés se demandèrent si le clergé ne se mêlait pas de questions qui relevaient du pharaon ou du fisc. Certes, on n'exigeait pas d'ordination dans la faculté de commerce et de droit, mais comme Amon disposait au moins du cinquième des terres d'Egypte et du commerce, et comme l'influence des prêtres était considérable dans tous les domaines, chaque personne désireuse de se vouer au commerce ou d'entrer dans l'administration agissait sagement en se soumettant à l'examen de prêtre du degré inférieur et en devenant ainsi un serviteur obéissant d'Amon.
La plus grande des facultés était naturellement celle de droit, car elle donnait la compétence requise pour toutes les fonctions, qu'il s'agît du fisc, de l'administration ou de la carrière des armes. La petite troupe des astrologues et des mathématiciens menait une existence distraite dans les salles de conférences, en méprisant profondément les adolescents qui affluaient aux cours de comptabilité et d'arpentage. Mais la Maison de la Vie et la Maison de la Mort vivaient à part dans l'enceinte du temple, et leurs élèves jouissaient de la considération craintive des autres étudiants.
Avant de franchir le seuil de la Maison de la Vie, il me fallut passer l'examen de prêtre du degré inférieur dans la faculté de théologie. Je dus y consacrer trois années, car en même temps j'accompagnais mon père dans ses tournées, pour profiter de son expérience. J'habitais à la maison, mais chaque jour j'assistais à des cours. Les jeunes gens ayant des protecteurs puissants pouvaient passer en quelques semaines cet examen qui comprenait, outre les éléments de la lecture, de l'écriture et du calcul, seulement des textes sacrés à mémoriser, ainsi que des légendes sur les saintes triades et les saintes ennéades dont le couronnement était toujours le roi de tous les dieux, Amon. Le but de cet enseignement machinal était d'étouffer le désir naturel des étudiants de penser par eux-mêmes et de leur inspirer une confiance aveugle dans l'importance des textes mémorisés. C'est seulement quand il était aveuglément soumis à la puissance d'Amon que le jeune étudiant pouvait accéder au premier degré de la prêtrise.
Les candidats à ce premier degré étaient répartis selon les études qu'ils se proposaient d'entreprendre ensuite. Nous, les futurs élèves de la Maison de la Vie, nous formions un groupe à part, mais je n'y trouvai pas un seul ami. Je n'avais pas oublié la sage recommandation de Ptahor et je me repliais sur moi-même, obéissant humblement à chaque ordre et faisant la bête quand les autres débitaient des plaisanteries ou raillaient les dieux. Il y avait parmi nous des fils de médecins spécialistes dont les visites se payaient en or, il y avait aussi des fils de simples médecins campagnards, souvent plus âgés que nous et qui, gauches et bronzés, cherchaient à dissimuler leur dépaysement et ânonnaient consciencieusement leurs leçons. Il y avait enfin des enfants de basse extraction qui avaient une soif naturelle de savoir et qui aspiraient à quitter le métier et la situation de leurs parents; mais on les traitait très sévèrement et avec beaucoup d'exigences, car les prêtres nourrissaient à leur égard une méfiance naturelle, parce qu'ils voyaient en eux des gens mécontents de leur sort.
Ma prudence me fut utile, car je ne tardai pas à constater que les prêtres avaient parmi nous leurs mouchards. Une parole imprudente, un doute exprimé en public ou une plaisanterie entre copains parvenaient rapidement à la connaissance des prêtres, et le coupable était interrogé et puni. Certains élèves étaient roués de coups, d'autres étaient relégués du temple, et la Maison de la Vie leur était désormais fermée, aussi bien à Thèbes qu'ailleurs en Egypte. S'ils étaient énergiques, ils pouvaient gagner les colonies comme assistants des amputeurs des garnisons ou faire une carrière dans le pays de Koush ou en Syrie, car la réputation des médecins égyptiens s'était répandue dans le monde entier. Mais la plupart sombraient en cours de route et restaient des scribes modestes, s'ils avaient appris à écrire.
Comme je savais déjà lire et écrire, j'avais de l'avance sur beaucoup de mes condisciples plus âgés que moi. Je me trouvais mûr pour entrer dans la Maison de la Vie, mais mon ordination tardait et je n'avais pas le courage d'en demander les raisons, car on y aurait vu une rébellion contre Amon. Je perdais mon temps à écrire des Livres des Morts qu'on vendait dans les cours. Je me révoltais en esprit et devenais mélancolique. Beaucoup de mes camarades, même parmi les moins doués, avaient déjà commencé à étudier dans la Maison de la Vie. Mais peut-être, grâce aux enseignements de mon père, avais-je une meilleure préparation qu'eux. Plus tard, j'ai pensé que les prêtres d'Amon avaient été plus sages que moi. Ils voyaient en moi, ils devinaient ma révolte et mes doutes, aussi me mettaient-ils à l'épreuve.
Enfin on m'annonça que mon tour était venu de veiller dans le sanctuaire. Pendant une semaine je devrais habiter à l'intérieur du temple, avec interdiction d'en franchir l'enceinte. Je devais me purifier et jeûner, et mon père se hâta de me couper les cheveux et de convoquer nos voisins pour fêter ma maturité. En effet, dès ce jour, j'étais un adulte, puisque j'étais prêt à recevoir l'ordination, acte qui, en dépit de son caractère insignifiant, me haussait au-dessus des voisins et de mes anciens camarades.