Kaptah perdit brusquement son assurance et m'observa de son seul œil pour constater ma bienveillance. Je lui versai du vin dans sa coupe et je l'encourageai à parler, car jamais encore je ne l'avais vu si incertain, et cela aiguisait ma curiosité. Il finit par parler:
– Ma demande est effrontée et impudente, mais puisque tu m'assures que je suis libre, j'ose te l'exposer, dans l'espoir que tu ne te fâcheras pas, et pour toute sécurité j'ai caché ta canne. Je voudrais en effet que tu m'accompagnes dans la taverne du port dont je t'ai souvent parlé et qui s'appelle la «Queue de Crocodile», afin que nous y buvions ensemble une queue et que tu voies comment est cet endroit dont je rêvais les yeux ouverts en suçant au chalumeau la bière épaisse de Syrie et de Babylone.
J'éclatai de rire et ne me fâchai pas du tout, car le vin me rendait tendre. Le crépuscule était mélancolique, et j'étais très solitaire. Bien qu'il fût inouï et au-dessous de ma dignité de sortir avec mon serviteur pour aller boire dans une gargote du port une boisson appelée queue de crocodile à cause de sa force, je me rappelai que naguère Kaptah m'avait accompagné de sa propre volonté dans une maison ténébreuse, en sachant que personne encore n'en était ressorti vivant. C'est pourquoi je lui touchai l'épaule en disant:
– Mon cœur me dit qu'en cet instant précis une queue de crocodile convient pour terminer cette journée. Partons.
Kaptah dansa de joie à la manière des esclaves, en oubliant sa raideur. Il m'apporta ma canne et me passa mon manteau. Puis nous partîmes pour le port et entrâmes dans la «Queue de Crocodile», et le vent y répandait l'odeur du bois de cèdre et de la glèbe fertile.
La taverne de la «Queue de Crocodile » était au centre du quartier du port dans une ruelle tranquille, écrasée entre deux grands magasins. Elle était en brique, et les murs en étaient très épais, de sorte qu'en été elle était fraîche et qu'en hiver elle gardait la chaleur. Au-dessus de la porte se balançait, outre une cruche à vin et une à bière, un gros crocodile sec dont les yeux de verre luisaient et la gueule montrait de nombreuses rangées de dents. Kaptah me fit entrer, appela le patron et nous réserva des sièges rembourrés. Il était connu dans la maison et s'y comportait comme chez lui, si bien que les autres clients se calmèrent et reprirent leurs conversations, après m'avoir jeté des regards soupçonneux. Je remarquai à ma grande surprise que le plancher était en bois et que les murs étaient revêtus de planches et ornés de nombreux souvenirs de voyages lointains, lances de nègres et aigrettes de plumes, coquillages des îles de la mer et vases crétois peints. Kaptah suivait mon regard avec ravissement, et il dit:
– Tu t'étonnes certainement que les murs soient revêtus de bois, comme dans les maisons des riches. Sache donc que chaque planche provient de vieux navires démolis, et bien que je n'évoque pas volontiers mes voyages en mer, je dois mentionner que cette planche jaune et rongée par l'eau a jadis navigué à Pount et que cette planche brune s'est frottée aux quais des îles de la mer. Mais si tu le permets, nous allons prendre une queue que le patron a préparée de ses propres mains.
Je reçus une belle coupe en forme de coquillage et qu'on tenait sur sa paume, mais mon attention fut accaparée par la femme qui me la remit. Elle n'était plus très jeune, comme les servantes habituelles des cabarets, et elle ne se promenait pas à moitié nue pour séduire les clients, mais elle était décemment vêtue et elle avait un anneau d'argent à l'oreille et des bracelets d'argent à ses fins poignets. Elle répondit à mon regard et le soutint sans effronterie et sans détourner les yeux à la manière des femmes. Ses sourcils étaient minces et ses yeux exprimaient une mélancolie souriante. Ils étaient d'un brun chaud, vivant, et leur regard réchauffait le cœur. Je pris la coupe de ses mains et Kaptah en reçut aussi une, et sans y réfléchir je demandai à la servante:
– Quel est ton nom, ma belle? Elle me répondit d'une voix basse:
– Mon nom est Merit, et on ne me dit pas ma belle, comme le font les enfants timides pour se donner le courage de toucher pour la première fois les flancs d'une servante. J'espère que tu t'en souviendras, si tu veux bien nous honorer de nouveau de ta visite, médecin Sinouhé, toi qui es solitaire.
J'en fus offensé et je lui dis:
– Je n'ai pas la moindre envie de te tâter les hanches, belle Merit. Mais comment sais-tu mon nom?
Elle sourit, et son sourire était beau sur son visage brun et lisse, tandis qu'elle me disait d'un ton malicieux:
– Ta réputation t'a précédé, ô Fils de l'onagre, et en te voyant je sais que ta réputation n'est pas surfaite, mais que tout ce que la renommée a dit de toi est exact.
Au fond de ses yeux planait une lointaine tristesse et à travers son sourire mon cœur perçut du chagrin, et je ne pus me fâcher contre elle, mais je lui dis:
– Si tu entends par la renommée le Kaptah ici présent, mon ancien esclave dont j'ai fait un homme libre aujourd'hui, tu sais probablement qu'on ne peut se fier à ses paroles. En effet, depuis sa naissance, sa langue a le défaut inné de ne pouvoir distinguer le mensonge de la vérité, mais elle aime tous les deux d'un amour égal, et parfois le mensonge plus que la vérité. Ce défaut n'a pu être corrigé ni par mon art de médecin, ni par les coups de bâton.
Elle dit:
– Le mensonge est peut-être plus délicieux parfois que la vérité, lorsqu'on est solitaire et que le premier printemps est passé. C'est pourquoi je te crois volontiers, quand tu me dis: belle Merit, et je crois tout ce que ton visage me raconte. Mais ne veux-tu pas goûter la queue de crocodile que je t'ai apportée, car je suis curieuse d'entendre si elle supporte la comparaison avec les merveilleuses boissons des pays où tu es allé.
Sans la quitter des yeux, je levai la coupe sur ma paume et j'y bus, mais ensuite je cessai de la regarder, car le sang me monta à la tête, et je me mis à tousser et ma gorge était en feu. Lorsque j'eus repris mon souffle, je dis:
– Vraiment, je retire tout ce que je viens de dire de Kaptah, car sur ce point il n'a pas menti. Ta boisson est vraiment plus forte qu'aucune de celles que j'ai goûtées, et plus ardente que le pétrole que les Babyloniens brûlent dans leurs lampes, et je ne doute pas qu'elle ne renverse un homme solide, comme le coup de queue d'un crocodile.
Tout mon corps semblait embrasé et dans ma bouche brûlée s'attardait un arôme de plantes et de baume. Mon cœur eut des ailes comme une hirondelle, et je dis:
– Par Seth et tous les démons, je ne peux comprendre comment cette boisson se mélange, et je ne sais si c'est elle ou ta présence, Merit, qui m'enchante, car l'enchantement coule dans mes membres et mon cœur rajeunit, et ne sois point étonnée si je pose la main sur ta hanche, car ce sera la faute de cette queue et non pas la mienne.
Elle recula un peu et leva les bras malicieusement, et elle était grande et svelte, et elle me dit en souriant:
– Tu ne dois pas jurer, car c'est une taverne convenable et je ne suis pas encore très vieille, bien que tes yeux ne le croient peut-être pas. Quant à cette boisson, je puis te dire que ce sera la seule dot que me donnera mon père, et c'est pourquoi ton esclave Kaptah m'a fait une cour assidue pour en connaître gratuitement la recette, mais il est borgne et obèse et vieux et je ne crois pas qu'une femme mûre puisse en retirer du plaisir. C'est pourquoi il a dû acheter cette taverne avec de l'or, et il compte aussi acheter ma recette, mais il devra peser beaucoup d'or avant que l'affaire soit conclue.