Kaptah lui adressait des gestes énergiques pour la faire taire, mais je goûtai de nouveau à la coupe et le feu se répandit de nouveau dans mon corps et je dis:
– Je crois que Kaptah serait tout disposé à casser une cruche avec toi pour cette boisson, même en sachant qu'aussitôt après le mariage tu lui lancerais de l'eau chaude dans les jambes. Mais je le comprends, quand je te regarde dans les yeux, et souviens-toi que maintenant c'est la queue de crocodile qui parle par ma bouche et que demain je ne répondrai peut-être pas de mes paroles. Mais est-ce vrai que Kaptah possède cette taverne?
– Va au diable, sacrée femelle! s'écria Kaptah qui proféra ensuite toute une kyrielle de noms de dieux qu'il avait appris en Syrie. O mon maître, dit-il en se tournant humblement vers moi, c'est arrivé trop vite, car je voulais te préparer insensiblement et demander ton consentement, puisque tu es encore mon maître. Il est exact que j'ai déjà acheté ce cabaret au patron et je veux chercher à obtenir de sa fille la recette du mélange, car la queue de crocodile a rendu cet endroit célèbre tout le long du fleuve, partout où se réunissent les gens joyeux, et j'y ai pensé chaque jour pendant notre absence. Comme tu le sais, pendant ces années, je t'ai volé de mon mieux et habilement, et c'est pourquoi j'ai aussi eu des difficultés à placer mon or et mon argent, car je dois penser à mes vieux jours. Dès mon enfance, la profession de cabaretier me paraissait la plus désirable et la plus enviable de toutes. Certes, à cette époque, je me disais surtout qu'il pouvait boire gratuitement toute la bière qu'il voulait. Maintenant, je sais fort bien qu'un patron doit boire modérément et ne jamais s'enivrer, et ce sera excellent pour ma santé, car l'excès de bière me fait parfois voir des hippopotames et des monstres affreux. Mais un cabaretier rencontre sans cesse des gens qui lui sont utiles, et il entend et apprend tout ce qui arrive, et c'est un grand plaisir pour moi, car je suis très curieux de tout. Ma langue bien pendue m'est aussi fort utile dans ce métier et je crois que mes récits sauront charmer mes clients et les inciter à vider coupe sur coupe, sans y prendre garde pour ne s'étonner qu'au moment de régler l'addition. Oui, en y pensant bien, je crois que les dieux m'ont destiné à cette profession de cabaretier, et que c'est par erreur que je suis né esclave. Mais ce fut utile pour moi, car il n'existe pas de mensonge, de ruse et de prétexte utilisés pour filer sans payer son écot, que je ne connaisse pour les avoir pratiqués. Sans me vanter, je crois connaître les hommes, et mon flair me dit à qui je peux donner à boire à crédit, et c'est essentiel pour un cabaretier, car la nature humaine est si étrange qu'un homme boit sans souci à crédit sans penser à l'échéance, mais qu'il économise mesquinement son argent quand il doit payer comptant.
Kaptah vida sa coupe et mit sa tête entre ses mains, avec un sourire mélancolique, puis il dit:
– A mon avis, le métier de cabaretier est aussi le plus sûr de tous, car la soif de l'homme reste immuable, quoi qu'il arrive, et si même la puissance des pharaons chancelait et si les dieux tombaient de leurs trônes, les tavernes et les auberges n'en seraient pas plus vides qu'avant. Car l'homme boit du vin pour sa joie et il en boit pour sa tristesse, dans le succès il se réjouit le cœur avec du vin et dans la déception il se console avec le vin. Il boit quand il est amoureux, et il boit quand sa femme le rosse. Il recourt au vin quand ses affaires vont mal, et il arrose ses gains avec du vin.
Et la pauvreté elle-même n'empêche pas l'homme de boire du vin. Et il en est de même pour la bière, bien que j'aie parlé du vin qui est plus poétique et qui suscite l'éloquence, puisque, chose curieuse, les poètes n'ont pas encore composé d'hymnes en l'honneur de la bière, ce qui ne serait que justice, car la bière peut aussi, en cas de nécessité, provoquer une bonne ivresse et un mal aux cheveux encore meilleur. Mais je ne veux pas t'importuner par un éloge de la bière et je reviens à nos moutons et c'est pourquoi j'ai placé dans ce cabaret mes économies d'or et d'argent. Vraiment, je ne peux imaginer de métier plus avantageux et plus agréable, sauf peut-être celui de fille de joie, puisqu'elle n'a pas besoin de capitaux d'établissement, qu'elle porte son magasin sur elle et que, si elle est avisée, elle passe sa vieillesse dans une maison à elle, construite à la force de ses flancs. Mais excuse-moi de m'égarer de nouveau, car je n'ai pas encore pu m'habituer à cette queue de crocodile qui me déchaîne la langue. Oui, ce cabaret est à moi, et l'ancien patron le gère avec l'aide de la magicienne Merit, et nous partageons le bénéfice. Nous avons signé un contrat que nous avons juré de respecter par les mille dieux de l'Egypte, si bien que je ne crois pas qu'il me volera plus qu'il n'est raisonnable, car c'est un homme pieux qui va sacrifier dans les temples, mais il agit ainsi parce qu'il a des prêtres parmi ses clients, et ce sont de bons clients, car il faut plus d'une ou deux queues pour renverser des hommes qui sont habitués aux vins capiteux de leurs vignobles et qui en boivent par cruches. En outre, il est bon de combiner ses intérêts commerciaux à la pratique de la piété, oui, diantre, je ne me rappelle plus ce que je voulais dire, car c'est pour moi une grande journée de joie, et je suis surtout réjoui de ce que tu n'es pas fâché contre moi et que tu ne me reproches rien, mais que tu me considères toujours comme ton serviteur, bien que je sois cabaretier, métier que certains jugent déshonorant.
Après ce long discours, Kaptah se mit à marmonner et à pleurer, et il se cacha le visage sur mes genoux et m'embrassa les genoux en proie à une vive émotion et manifestement ivre. Je le relevai de force et lui dis:
– En vérité je crois que tu aurais pu choisir un métier plus convenable pour assurer tes vieux jours, mais il y a une chose que je ne comprends pas: Puisque le patron sait que son cabaret est si avantageux et qu'il possède le secret de la queue de crocodile, pourquoi a-t-il consenti à te le vendre?
Kaptah me jeta un regard de reproche, les larmes aux yeux, et il dit:
– Ne t'ai-je pas dit mille fois que tu as un talent merveilleux pour empoisonner toutes mes joies avec ta raison qui est plus amère que l'absinthe? Suffira-t-il que je te dise comme lui que nous sommes des amis d'enfance et que nous nous aimons comme des frères et que nous voulons partager nos joies et nos bénéfices? Mais je lis dans tes yeux que cela ne suffit pas pour toi, comme cela ne suffit du reste pas pour moi, et c'est pourquoi j'avoue que dans cette affaire il y a un chacal sous roche. On parle de grands troubles qui surgiront dans la lutte entre Amon et le dieu du pharaon, et comme tu le sais, pendant les troubles les tavernes sont les premières à souffrir, et on enfonce leurs portes et on bat les patrons et on les jette dans le fleuve et on renverse les jarres et on casse le mobilier et parfois on met le feu à la maison après avoir vidé les cruches. C'est ce qui arrive sûrement si le propriétaire n'est pas du bon bord, et le patron est un fidèle d'Amon et tout le monde le sait, si bien qu'il ne peut changer de peau. C'est qu'il commence à se méfier de la cause d'Amon depuis qu'il a appris qu'Amon vend des terres, et j'ai naturellement soufflé sur ses doutes, bien qu'un homme qui craigne l'avenir puisse tout aussi bien glisser sur une pelure de fruit ou recevoir une tuile sur la tête ou se faire écraser par un char à bœufs. Tu oublies, ô mon maître, que nous avons notre scarabée, et je ne doute pas qu'il ne protège la «Queue de Crocodile», bien qu'il ait déjà fort à faire à veiller sur tes nombreux intérêts. Je réfléchis et finis par lui dire: