– Quoi qu'il arrive, Kaptah, je dois reconnaître que tu as réalisé bien des choses en une journée.
Mais il déclina mon éloge et dit:
– Tu oublies, ô mon maître, que nous avons débarqué hier déjà. Je dois dire que l'herbe ne m'a pas poussé sous les pieds et, si incroyable que cela puisse te paraître, il me faut avouer que ma langue est fatiguée, puisqu'une seule queue arrive à la paralyser ainsi.
Nous nous levâmes pour partir et prîmes congé du patron et Merit nous accompagna jusqu'à la porte, faisant tinter les anneaux de ses poignets et de ses chevilles. Dans l'obscurité de l'entrée, je lui posai la main sur la hanche et la tirai contre moi, mais elle se dégagea et me repoussa en disant:
– Ton contact pourrait m'être agréable, mais je ne le désire pas, parce que c'est la queue de crocodile qui s'exprime dans tes mains.
Tout confus, je levai les mains et je les regardai, et vraiment elles ressemblaient à des pattes de crocodile. Nous rentrâmes à la maison et nous étendîmes sur les tapis, et nous dormîmes profondément toute la nuit.
C'est ainsi que commença ma vie dans le quartier des pauvres, dans la maison du fondeur de cuivre. J'eus beaucoup de malades, comme Kaptah l'avait prédit, et je perdais plus que je ne gagnais, car pour guérir il me fallait souvent des remèdes chers, et il ne servait à rien de soigner des affamés sans leur assurer de quoi se procurer des aliments solides. Les cadeaux que je recevais n'avaient guère de valeur, mais ils me causaient du plaisir, et je me réjouissais d'entendre que les pauvres commençaient à bénir mon nom. Chaque soir une lueur ardente s'allumait au-dessus de Thèbes, mais j'étais épuisé par le travail, et je pensais même le soir aux maladies de mes pauvres, et je pensais aussi à Aton, le nouveau Dieu du pharaon.
Kaptah engagea pour notre ménage une vieille femme qui ne me dérangeait pas et qui était dégoûtée de la vie et des hommes, ce qui se lisait sur son visage. Mais elle préparait une bonne nourriture et était discrète et elle ne pestait pas contre l'odeur des pauvres et ne les repoussait pas avec des paroles méchantes. Je m'habituai rapidement à elle, et sa présence était comme une ombre qu'on ne remarquait pas. Elle s'appelait Muti.
C'est ainsi que passèrent les mois, et l'inquiétude augmentait à Thèbes et Horemheb ne revenait pas. Le soleil jaunissait les cours et l'été était à son apogée. Parfois, j'aspirais à du changement et j'accompagnais Kaptah à la «Queue de Crocodile», et je plaisantais avec Merit et je la regardais dans les yeux, bien qu'elle me fût encore étrangère et que mon coeur se serrât en la regardant. Mais je ne prenais plus la boisson violente qui avait donné son nom au cabaret, je me contentais par les chaleurs d'une bière fraîche qui désaltérait sans enivrer et qui rendait l'esprit léger entre les murs frais. J'écoutai les conversations des clients, et je constatai bientôt que n'importe qui n'était pas reçu et servi dans ce cabaret, mais les clients étaient triés, et alors même que certains avaient probablement amassé une fortune en pillant les tombeaux, ou pratiquaient l'usure, dans cette taverne ils oubliaient leur profession et se comportaient correctement. Je croyais Kaptah, quand il me disait qu'ici ne se rencontraient que des gens qui avaient besoin les uns des autres. Moi seul je faisais exception, car personne ne tirait profit de moi, et j'étais un étranger ici aussi, mais on y tolérait ma présence, puisque j'étais l'ami de Kaptah.
J'appris ainsi bien des choses, et j'entendis maudire et louer le pharaon, mais on se moquait de son nouveau dieu. Un beau soir arriva un marchand d'encens qui avait déchiré ses vêtements et répandu de la cendre sur sa tête. Il venait alléger sa douleur avec une queue de crocodile, et il criait et disait:
– En vérité, que ce faux pharaon soit maudit jusque dans l'éternité, car ce bâtard ne se laisse plus guider et n'en fait qu'à sa tête et ruine mon honorable profession. Jusqu'ici je gagnais surtout sur les encens qui viennent du pays de Pount, et ces voyages sur la mer orientale n'étaient point dangereux, car chaque été on armait des navires pour cette expédition commerciale et, l'année suivante, sur dix navires il en revenait au moins deux et ils n'avaient pas plus de retard qu'une horloge à eau, et je pouvais calculer à l'avance mes bénéfices et mes placements. Mais attendez un peu! Alors que la flotte allait appareiller, le pharaon passa dans le port. Par Seth, on se demande pourquoi il fourre son nez partout comme une hyène. N'a-t-il pas pour cela des scribes et des conseillers qui doivent veiller à ce que tout se passe selon la loi et la coutume, comme jusqu'ici? Le pharaon entendit les marins hurler sur les bateaux et il vit leurs femmes et enfants pleurer sur la vie en s'égratignant le visage selon la coutume, car chacun sait que beaucoup de gens partent en mer que peu en reviennent. Tout cela fait partie du départ de la flotte pour Pount, depuis les jours de la grande reine, mais imaginez ce qui se passa! Ce jeune gamin, ce maudit pharaon interdit à la flotte de partir et ordonna de ne plus armer de navires pour le pays de Pount. Par Amon, chaque commerçant sait ce que cela signifie, c'est la ruine et la faillite pour d'innombrables personnes, et c'est la famine et la pauvreté pour les familles des marins. Par Seth, personne ne part en mer s'il n'a pas mérité ce sort par ses méfaits, et on le condamne à ce service sur mer en présence des juges, et sur des preuves légales. Pensez aussi aux sommes placées sur les navires et sur les dépôts, sur les perles de verre et sur les vases d'argile. Pensez aux commerçants égyptiens condamnés à rester éternellement dans les masures de paille de Pount, abandonnés de leurs dieux. Mon cœur saigne en pensant à eux et à leurs femmes éplorées et aux enfants qui ne reverront jamais leur père, bien qu'à la vérité beaucoup de ces pères aient fondé de nouvelles familles et procréé des enfants à la peau tachetée, à ce qu'on dit.
C'est seulement à la troisième queue que le commerçant d'encens se calma et se tut, et il s'excusa d'avoir prononcé des paroles outrageantes pour le pharaon dans le paroxysme de sa douleur.
– Mais, dit-il, je croyais que la reine TU, qui est une femme sage et habile, saurait guider son fils, et je prenais le prêtre Aï pour un homme avisé, mais ils veulent seulement abattre Amon et laissent le pharaon sévir avec ses caprices insensés. Pauvre Amon! Un homme revient le plus souvent à la raison après avoir cassé un vase avec une femme, mais Nefertiti, la grande épouse royale, ne songe qu'à ses habits et à ses modes lascives. Vous ne me croirez peut-être pas, mais actuellement les femmes de la cour se peignent en vert tout le tour des yeux et elles portent des robes ouvertes vers le bas, montrant leur nombril aux hommes.
Kaptah intervint:
– Je n'ai vu cette mode dans aucun pays, bien que j'aie observé beaucoup de bizarreries dans les costumes féminins. Mais tu es bien sûr qu'elles montrent leur ventre à nu, la reine aussi?
Le marchand d'encens s'offensa et dit:
– Je suis un homme pieux et j'ai femme et enfants.
C'est pourquoi je n'ai pas porté mes yeux plus bas que le nombril, et je ne te conseillerai pas de commettre un acte aussi indécent.
Merit prit la parole et dit d'un ton ironique:
– C'est ta bouche qui est dévergondée et non pas cette mode estivale qui est très plaisante et qui fait bien ressortir la beauté de la femme, à condition qu'elle ait le ventre joli et bien formé et qu'une sage-femme maladroite ne lui ait pas abîmé le nombril. Tu aurais fort bien pu abaisser un peu ton regard, car sous la robe se trouve au bon endroit une mince bande d'étoffe de lin fin, de sorte que l'œil le plus pieux n'y trouverait rien à reprendre, si l'on se fait soigneusement épiler, ainsi qu'il convient à toute femme qui se respecte.