Mika Waltari
Sinouhé l’Egyptien
Tome 2
Jean-Louis Perret (Traduction)
LIVRE X. La cité de l'Horizon d'Aton
Horemheb rentra du pays de Koush au cœur de l'été. Les hirondelles s'étaient enfouies dans le limon, l'eau croupissait dans les étangs, et les sauterelles et les altises ravageaient les cultures. Mais les jardins des riches Thébains regorgeaient de fleurs et de fraîcheur, et, des deux côtés de l'avenue bordée de béliers en pierre, les plates-bandes brillaient de toutes les couleurs, car à Thèbes seuls les pauvres manquaient d'eau fraîche et voyaient leur nourriture abîmée par la poussière qui se déposait en couche épaisse et recouvrait les feuilles des sycomores et des acacias dans le quartier pauvre. Mais au sud, de l'autre côté du fleuve, la maison dorée du pharaon dressait ses murs dans la brume estivale, et ses jardins étaient comme un rêve bleuté et palpitant. Le pharaon n'avait pas quitté son palais pour ses pavillons du Bas-Pays. C'est pourquoi chacun savait qu'un événement important se préparait, et l'inquiétude remplissait les esprits, comme lorsque le ciel s'obscurcit avant une tempête de sable.
Personne ne fut surpris quand, dès l'aube, des troupes entrèrent à Thèbes par toutes les routes venant du sud. Boucliers poussiéreux, lances aux pointes de cuivre étincelant, cordes des arcs bandées, les soldats noirs suivaient les rues en jetant des regards curieux autour d'eux, de sorte que le blanc de leurs yeux luisait terriblement dans leur visage en sueur. Précédés de leurs insignes barbares, ils pénétrèrent dans les casernes vides où bientôt les feux s'allumèrent pour chauffer les grosses pierres des foyers. Au même moment, la flotte de guerre abordait aux quais, et on déchargeait les chars de guerre et les chevaux à aigrettes des chefs, et dans ces troupes il n'y avait pas non plus d'Egyptiens, mais surtout des nègres du sud et des Shardanes des déserts du nord-ouest. Ils occupèrent la ville et on alluma des feux de garde aux carrefours et on barra le fleuve. Pendant la journée, le travail cessa dans les ateliers et les moulins, dans les magasins et les dépôts. Les marchands rentrèrent leurs éventaires et fermèrent les fenêtres avec des planches, les patrons des maisons de joie et des cabarets engagèrent vite des hommes solides pour se protéger. Les gens se vêtirent de blanc, et de tous les quartiers la foule afflua vers le grand temple d'Amon dont les cours furent vite pleines à craquer.
A ce moment se répandit la nouvelle que le temple d'Aton avait été profané pendant la nuit et souillé. On avait lancé sur l'autel un chien crevé et le gardien avait été trouvé la gorge fendue d'une oreille à l'autre. Les gens échangèrent des regards inquiets, mais beaucoup ne purent s'empêcher de sourire secrètement de satisfaction maligne.
– Nettoie tes instruments, ô mon maître, me dit Kaptah. Je crois en effet qu'avant le soir tu auras bien du travail et tu pourras même faire des trépanations, si je ne me trompe.
Mais rien de spécial ne se passa dans la soirée. Seuls quelques nègres ivres pillèrent des boutiques et violèrent des femmes, mais les gardes les arrêtèrent et les rouèrent de coups en public, ce qui ne rendit guère le sourire aux marchands volés et aux femmes violées. J'appris que Horemheb était aussi arrivé par le fleuve et je me dirigeai vers le port pour essayer de le voir. A ma grande surprise, les gardes, après avoir entendu ma requête, allèrent m'annoncer et me firent monter à bord. J'observai avec curiosité ce bateau de guerre, car c'était la première fois que j'en voyais un de près, mais seuls l'armement et le nombreux équipage le différenciaient des autres navires, car même un navire de commerce peut avoir des dorures à la proue et des voiles de couleur.
C'est ainsi que je revis Horemheb. Il me parut avoir encore gagné en grandeur et en majesté, ses épaules étaient larges et forts les muscles de ses bras, mais son visage était creusé de rides et ses yeux étaient rouges de fatigue et mélancoliques. Je m'inclinai profondément devant lui, les mains à la hauteur des genoux, et il rit et dit d'une voix amère:
– Tiens! Sinouhé, le Fils de l'onagre, mon ami! Tu arrives au bon moment.
Sa dignité l'empêcha de m'embrasser, et il se tourna vers un chef gras et trapu qui, l'air ennuyé, les yeux écarquillés, tout haletant de chaleur, se tenait devant lui. Il lui dit:
– Prends ce bâton doré de commandement et charge-toi des responsabilités.
Il ôta de son cou sa chaîne d'or de chef et la remit à l'obèse en disant:
– Prends le commandement et que le sang du peuple coule sur tes sales mains!
Alors seulement il se tourna vers moi et dit:
– Sinouhé, mon ami, je suis libre de te suivre où tu voudras, et j'espère que tu as chez toi une natte où je pourrai étendre mes jambes, car par Seth et tous les démons je suis terriblement fatigué et excédé de me disputer avec des gens toqués.
Il mit la main sur l'épaule du petit homme gras, et il me dit:
– Regarde attentivement, Sinouhé mon ami, et grave dans ton esprit ce que tu vois, car voici l'homme qui tient aujourd'hui entre ses mains le sort de Thèbes et peut-être de toute l'Egypte. C'est lui que le pharaon a désigné pour me remplacer, une fois que je lui eus déclaré qu'il était fou. Mais en voyant cet homme, tu devines probablement que bientôt le pharaon aura besoin de moi.
Il rit longuement en se frappant les cuisses, mais ce rire n'exprimait pas la joie et j'en fus effrayé. Le petit chef roulait des yeux effarés, tandis que la sueur lui dégoulinait sur le visage et sur sa poitrine grassouillette.
– Ne sois pas fâché contre moi, Horemheb, dit-il d'une voix aiguë. Tu sais que je n'ai pas ambitionné ton bâton de commandement, mais que je préfère au fracas des armes le calme de mon jardin et mes chats. Mais comment aurais-je pu refuser d'obéir au pharaon qui m'assure qu'il n'y aura pas de combat, mais que le faux dieu tombera sans effusion de sang?
– Il prend ses désirs pour des réalités, dit Horemheb. Son cœur précède sa raison, comme l'oiseau dépasse l'escargot. C'est pourquoi ses paroles n'ont aucune importance, mais tu dois penser avec ta propre raison et verser le sang modérément et à bon escient, bien que ce ne soit que du sang égyptien. Par mon faucon, je te rosserai de mes mains, si tu as oublié ta raison et ton habileté en compagnie de tes chats, car du temps de l'ancien pharaon tu étais un bon capitaine, à ce qu'on m'a dit, et c'est probablement pour cela que le pharaon t'a confié cette tâche pénible.
Il lui appliqua une forte claque sur le dos, et le petit homme en fut si essoufflé qu'il n'arriva pas à répondre. Horemheb gagna le pont en quelques enjambées et les soldats se redressèrent et le saluèrent en souriant et en levant leurs lances. Il leur fit un signe de la main et cria:
– Adieu, soldats. Obéissez à ce petit chat de race qui porte le bâton de commandement par la volonté du pharaon. Obéissez-lui comme à un enfant ignorant et prenez garde qu'il ne tombe pas de son char ou ne se coupe avec son poignard.
Les soldats rirent, mais il s'assombrit et leur fit le poing en disant:
– Je ne vous dis pas adieu, mais au revoir, car je vois déjà quelle passion enflamme vos yeux de saligauds. C'est pourquoi je vous engage à vous souvenir de mes ordres, sinon votre échine sera mise en pièces à mon retour.
Il me demanda où j'habitais et donna l'adresse au chef des gardes, mais il laissa ses effets dans le bateau où ils seraient mieux à l'abri. Puis il me prit par le cou, comme naguère, et dit:
– Vraiment, Sinouhé, personne n'a mieux mérité que moi une bonne ivresse ce soir.
Je lui parlai de la «Queue de Crocodile», et il en fut ravi, si bien que je lui demandai d'y envoyer un piquet de gardes en prévision des désordres. Il donna des instructions au chef, qui lui obéit, comme s'il avait encore été sous ses ordres, et qui promit d'envoyer des hommes de confiance. Ainsi, je pus rendre à Kaptah un service qui ne me coûtait rien.