Je savais qu'il y avait à la «Queue de Crocodile» plusieurs petites chambres séparées où se réunissaient les pilleurs de tombes et les marchands de denrées volées et où parfois des femmes nobles recevaient de solides porteurs des quais. J'y conduisis Horemheb, et Merit lui apporta une queue dans une coupe de coquillage, et il la vida d'un trait et toussota un peu et dit:
– Ho-ho.
Puis il en redemanda une et, quand Merit fut sortie, il dit que c'était une belle fille et me demanda quels étaient mes rapports avec elle. Je lui assurai que je n'en avais pas, mais j'étais content que Merit n'eût pas encore acheté un costume à la mode nouvelle et que son ventre fût caché. Mais Horemheb ne la toucha pas, il la remercia poliment et prit la coupe et la huma lentement, avec un soupir, puis il dit:
– Sinouhé, demain le sang coulera dans les rues de Thèbes, mais je n'y peux rien, car le pharaon est mon ami et je l'aime, bien qu'il soit fou, et je l'ai jadis couvert de ma tunique, et mon faucon a uni nos destinées. C'est peut-être à cause de sa folie que je l'aime, mais je ne veux pas me mêler de cette affaire, car je dois penser à l'avenir et je ne veux pas que le peuple me haïsse. Hé oui, Sinouhé, il a coulé bien de l'eau dans le Nil et bien des crues ont inondé le pays depuis le jour de notre dernière rencontre dans la Syrie puante. Je reviens du pays de Koush, et selon les ordres du pharaon j'ai licencié toutes les garnisons et ramené des troupes noires à Thèbes, si bien que le pays est sans protection au sud. Sinouhé, mon ami, dans toutes les grandes villes les casernes sont vides depuis longtemps. La Syrie n'est pas loin de se révolter. Cela ramènera le pharaon au bon sens, mais entre-temps le pays s'appauvrit. Il ne faut plus compter sur le commerce avec Pount. Et depuis son couronnement les mines ont travaillé au ralenti, parce qu'on ne doit plus battre les paresseux, mais qu'on diminue leur ration de nourriture. Vraiment, mon cœur tremble pour lui et pour l'Egypte et pour son dieu, bien que je ne comprenne rien aux dieux, puisque je suis un soldat. Mais je dis que bien des gens périront à cause de ce dieu, et c'est insensé, car les dieux existent pour apaiser le peuple et pas pour semer le trouble. Il dit encore:
– Demain Amon sera abattu, et je ne le regretterai pas, car il est devenu trop gras pour trouver place à côté du pharaon. C'est de bonne politique de renverser Amon, car le pharaon héritera les immenses richesses du dieu qui peut-être pourront le tirer d'embarras. Les prêtres des autres dieux ont été repoussés dans l'ombre et jalousent Amon, mais ils n'aiment pas non plus Aton, et les prêtres régnent sur le cœur du peuple et surtout ceux d'Amon. C'est pourquoi tout cela finira mal.
– Mais, lui dis-je, Amon est un dieu détestable et ses prêtres ont assez longtemps tenu le peuple dans l'ignorance et étouffé toute pensée vivante, au point que personne n'ose prononcer une parole sans l'assentiment d'Amon. Au contraire, Aton promet la lumière et la vie libre, une vie sans crainte, et c'est une grande chose, c'est une chose incroyablement grande, Horemheb mon ami.
– Je ne comprends pas ce que tu entends par la crainte, répondit-il. Si Amon s'était contenté d'être le serviteur du pharaon, il mériterait sa situation actuelle, car on ne peut gouverner les peuples sans la crainte qu'inspirent les dieux. C'est pourquoi cet Aton est très dangereux dans toute sa douceur, avec ses croix d'amour.
– C'est un dieu plus grand que tu ne penses, lui dis-je doucement, sans comprendre pourquoi je lui parlais ainsi. Il est peut-être en toi aussi, sans que tu le saches, et aussi en moi, sans que je le sache. Si les hommes le comprenaient, il libérerait tous les peuples du joug de la crainte et des ténèbres. Mais il est bien possible que beaucoup de gens périssent pour lui, comme tu l'as dit, car ce qui est éternel ne peut s'imposer aux hommes que par la violence.
Horemheb me regarda avec impatience, comme on regarde un enfant qui dit des bêtises. Son visage s'assombrit, et il prit sa cravache pour s'en frapper les cuisses, car la queue de crocodile commençait à agir en lui. Il dit:
– Tant que l'homme sera l'homme, tant qu'existeront le désir de posséder, la passion, la crainte et la haine, tant qu'il y aura des gens de couleur différente, des langues et des peuples, le riche restera riche et le pauvre pauvre, et le fort dominera le faible et le rusé dominera le fort. Mais cet Aton veut rendre tout le monde semblable, et devant lui l'esclave est l'égal du riche. Le bon sens dit que c'est stupide. Nous sommes du même avis sur un point: il faut abattre Amon, cela aurait dû se passer en secret et par surprise et de nuit et en même temps dans tout le pays, et il aurait fallu immédiatement tuer tous les prêtres du degré supérieur et envoyer les autres dans les mines et les carrières. Mais dans sa folie le pharaon veut agir ouvertement et en public et à la lumière de son dieu, car c'est le disque du soleil qui est son dieu, n'est-ce pas, et il n'y a rien là de nouveau. En tout cas, c'est de la folie et cela exigera beaucoup de sang, et j'ai refusé de m'en charger, parce que j'ignorais ses projets. Par Seth et tous les démons, si j'avais connu ses intentions, j'aurais tout préparé soigneusement et renversé Amon si brusquement que lui-même n'aurait pas eu le temps de voir ce qui se passait. Mais à présent chaque gamin de Thèbes est au courant et les prêtres excitent le peuple dans les cours des temples et les hommes cassent des branches pour s'en armer et les femmes vont dans les temples, avec des battoirs cachés sous leur robe. Par mon faucon, je pleure en pensant à la folie du pharaon.
Il se prit la tête entre les mains et pleura sur les souffrances de Thèbes et Merit lui apporta une troisième queue et admira son dos puissant et ses muscles saillants, si bien que je lui ordonnai d'un ton rude de sortir et de nous laisser. J'essayai d'exposer à Horemheb ce que j'avais observé pour son compte à Babylone et dans le pays des Khatti et en Crète, jusqu'au moment où je vis que le crocodile l'avait frappé de sa queue et qu'il dormait profondément. Il dormit ainsi toute la nuit et je veillai sur son sommeil, et j'entendis les soldats brailler dans la taverne, car le patron et Kaptah jugeaient profitable de les goberger, pour mieux s'assurer leur appui en cas de troubles. C'est pourquoi le vacarme ne cessa pas de toute la nuit, mais on alla chercher des musiciens aveugles et des danseuses, et je crois que les soldats furent contents, mais moi je ne l'étais pas en pensant que dans chaque maison de Thèbes on aiguisait des poignards et des faucilles, qu'on taillait des pointes de lances en bois et qu'on garnissait de cuivre les rouleaux de cuisine. Oui, je crois qu'on ne dormit guère à Thèbes cette nuit, et certainement le pharaon ne dormit point, mais Horemheb était profondément endormi. Cela provenait probablement du fait qu'il était né soldat.
La foule veilla toute la nuit dans les cours du temple d'Amon et devant le temple, et les pauvres s'étendirent sur le gazon frais des parterres et les prêtres sacrifièrent sans arrêt sur tous les autels et distribuèrent au peuple la viande, le pain et le vin des offrandes. Ils invoquaient Amon à haute voix et promettaient la vie éternelle à quiconque croyait en Amon et exposait sa vie pour lui. En effet, les prêtres auraient pu empêcher l'effusion de sang, s'ils l'avaient voulu. Ils n'auraient eu qu'à céder et à se soumettre, et le pharaon les aurait laissés en paix, parce que son dieu détestait la haine et la persécution. Mais la puissance et la richesse étaient montées à la tête des prêtres, et la mort même ne les effrayait point tandis qu'ils imploraient Amon, et il est possible qu'en cette dernière nuit plus d'un d'entre eux ait retrouvé la foi. Ils savaient que ni le peuple ni les rares gardiens d'Amon ne pourraient résister à une armée bien entraînée, qui balayerait la foule comme le fleuve emporte les fétus de paille. Mais ils voulaient que le sang coulât entre Amon et Aton pour faire du pharaon un criminel et un assassin qui permettait à des nègres sordides de verser le sang pur des Egyptiens. Ils voulaient des victimes pour Amon, afin que leur Amon vécût éternellement de la vapeur du sang des victimes, même si son image était renversée et ses temples fermés.