– Comment sais-tu que mes yeux et mes mains te mentent? Moi je suis vraiment lasse de taper sur les doigts des soldats et de leur donner des coups de pied, et c'est à côté de toi, Sinouhé, que je trouve dans cette ville la seule place sûre où personne ne peut me toucher. Mais j'ignore pourquoi, et je suis un peu fâchée contre toi, car on dit que je suis belle et mon ventre n'a aucun défaut, bien que tu n'aies pas désiré le voir.
Je bus la bière qu'elle m'offrait, pour m'éclaircir les idées, et je ne sus que lui répondre. Elle me regardait dans les yeux en souriant, bien qu'au fond de ses prunelles brunes le chagrin brillât comme l'eau noire dans un puits. Et elle dit:
– Sinouhé, je voudrais t'aider, si je le pouvais, et il est dans cette ville une femme qui a une grosse dette envers toi. Ces jours-ci, le plancher est à la place du plafond et les portes s'ouvrent à l'envers et on règle bien des vieux comptes dans les rues. Peut-être serait-ce bon pour toi de recouvrer ta créance, afin que tu cesses de penser que chaque femme est une fournaise qui te consumera.
Je lui dis que je ne la considérais pas comme une fournaise, mais je la quittai, et ses paroles couvèrent en moi, car je n'étais qu'un homme et mon cœur était engourdi par le sang et les blessures et j'avais senti la griserie de la haine. C'est pourquoi ses paroles couvèrent en moi comme une flamme et je me rappelai le temple de la déesse à la tête de chat et la maison voisine, bien que le temps eût recouvert de sable ces vieux souvenirs. Mais en ces journées d'horreur tous les corps sortaient de leurs tombes et je songeais à mon tendre père Senmout et à ma bonne mère Kipa, et une odeur de carnage me remplissait la bouche, car maintenant personne ne se sentait en sécurité à Thèbes et il m'aurait suffi de soudoyer deux soldats pour assouvir ma vengeance. Mais je ne savais pas ce que je voulais. C'est pourquoi je rentrai chez moi soigner les malades de mon mieux, sans remèdes, et j'invitai les pauvres à creuser des fossés sur la rive, pour que l'eau s'y purifiât en coulant à travers le limon.
Le cinquième jour, les officiers de Pepitaton se sentirent inquiets, car les soldats refusaient d'obéir et arrachaient aux officiers leurs cravaches dorées pour les casser sur leurs genoux. Ils allèrent trouver leur chef qui était dégoûté de la vie pénible du soldat et qui regrettait ses chats, et ils lui firent promettre d'aller chez le pharaon pour lui dire la vérité et pour se démettre de ses fonctions en rendant son collier de commandant royal. Ce même jour un messager du pharaon se présenta chez moi pour convoquer Horemheb au palais. Horemheb se dressa comme un lion, se lava et s'habilla et partit, en pensant à ce qu'il dirait, car en cette journée la puissance même du pharaon vacillait et personne ne savait ce qui se passerait le lendemain. Devant le pharaon, il dit:
– Akhenaton, le temps presse et il serait trop long que je t'expose comment je te conseille d'agir. Mais remets-moi pour trois jours les pouvoirs du pharaon, et le troisième jour je te restituerai ces pouvoirs, et tu n'auras pas à savoir ce qui s'est passé. Mais la pharaon lui dit:
– Renverseras-tu Amon? Horemheb dit:
– Tu es plus fou qu'un possédé de la lune; mais, après tout ce qui est arrivé, Amon doit être renversé pour que l'autorité du pharaon subsiste. C'est pourquoi je terrasserai Amon, mais ne me demande pas comment.
. Le pharaon dit:
– Tu ne dois pas malmener ses prêtres, car ils ne savent ce qu'ils font.
Horemheb lui répondit:
– Vraiment, on devrait te trépaner, car c'est le seul moyen de te guérir, mais j'obéirai à ton ordre, puisque jadis je t'ai couvert de ma tunique.
Alors le pharaon pleura et lui remit son fouet et son sceptre pour trois jours. Je n'ai pas vu cette scène, je l'ai apprise par Horemheb qui, à la manière des soldats, est parfois enclin à exagérer. En tout cas, il rentra en ville dans la voiture dorée du pharaon, et il parcourut les rues et appela les soldats par leur nom et groupa les plus fidèles et il fit sonner les trompettes pour rassembler les hommes autour de leurs enseignes. Toute la nuit il rendit la justice, et les hurlements et les gémissements retentirent dans les cantonnements, et les porte-verges des régiments cassèrent des tas de cannes de jonc et leurs bras se lassèrent et ils dirent que jamais encore ils n'avaient été mis à pareille épreuve. Horemheb envoya des hommes sûrs patrouiller dans les rues et ils arrêtèrent tous les soldats qui n'avaient pas obéi aux signaux, et ils les emmenèrent pour être fustigés, et ceux dont les mains et les vêtements étaient ensanglantés furent décapités devant leurs camarades. A l'aube la pègre de Thèbes avait regagné ses antres comme des rats, car tout voleur ou pillard pris sur le fait était abattu sur place. C'est pourquoi ils s'enfuirent dans leurs cachettes, tout tremblants, et arrachèrent leurs croix d'Aton, croyant qu'elles leur porteraient malheur.
Horemheb convoqua aussi tous les ouvriers du bâtiment et leur ordonna de démolir les maisons des riches et quelques navires, afin de se procurer du bois pour construire des béliers et des échelles et des tours de siège, et le bruit des marteaux et le grondement des troncs emplit la nuit de Thèbes. Mais il était dominé par les gémissements des nègres et des Shardanes fustigés, et ces cris étaient agréables aux oreilles des Thébains. C'est pourquoi ils pardonnèrent à l'avance à Horemheb tous ses actes et ils l'aimèrent, car les gens raisonnables s'étaient déjà détournés d'Amon après toutes les ruines et ils espéraient qu'Amon succomberait, pour que la ville fût débarrassée des soldats.
Horemheb ne gaspilla pas son temps en vains pourparlers avec les prêtres, mais dès le point du jour il donna ses ordres aux chefs et convoqua tous les centeniers et leur répartit leurs missions. C'est pourquoi, en cinq endroits, les soldats avancèrent les tours contre les murailles du temple et au même moment les béliers ébranlèrent les portes et personne ne fut blessé, car les soldats avaient formé la tortue, et les prêtres et les gardiens s'étaient imaginé que le siège allait continuer et n'avaient pas préparé de l'eau bouillante ni fondu de la poix sur les murs pour repousser les assaillants. C'est ainsi qu'ils ne purent déjouer les attaques bien combinées, mais ils dispersèrent leurs forces et coururent sans plan sur les murs, et le peuple commença à hurler de peur dans les cours. C'est pourquoi les prêtres du degré supérieur, voyant les portes sur le point de céder et les nègres grimper sur les murs, firent sonner les trompettes pour cesser la lutte et pour épargner le peuple, car ils estimaient qu'Amon avait reçu assez de victimes et ils voulaient conserver des fidèles à Amon en prévision de l'avenir. On ouvrit donc les portes et les soldats pénétrèrent dans les cours, et la foule s'enfuit en invoquant l'aide d'Amon et regagna ses foyers avec joie, car son excitation était tombée et le temps lui paraissait long dans les cours surchauffées par le soleil.
C'est ainsi que Horemheb s'empara de tout le temple sans grande effusion de sang. Il envoya les médecins de la Maison de la Vie soigner les malades dans la ville, mais il ne pénétra pas dans la Maison de la Mort, car elle vit en dehors de la vie et est interdite, quoi qu'il arrive dans le monde. Mais les prêtres se retranchèrent dans le grand temple pour protéger le saint des saints et ils droguèrent les gardiens pour les faire combattre jusqu'au bout, insensibles à la douleur.
Le combat dans le temple dura jusqu'au soir, mais au crépuscule tous les gardiens drogués et les prêtres pris les armes à la main étaient tués, et il ne restait plus que les prêtres du degré supérieur qui s'étaient massés autour de leur dieu. Alors Horemheb fit sonner la fin du combat et il envoya les soldats relever les cadavres pour les jeter dans le fleuve, puis il s'approcha des prêtres et leur dit:
– Je n'ai pas de conflit avec Amon, car j'adore Horus, mon faucon. Mais je dois obéir aux ordres du pharaon et renverser Amon. Or, il serait certainement plus agréable pour moi et pour vous que l'on ne découvrît pas l'image du dieu dans le sanctuaire, car les soldats la profaneraient, et je ne tiens pas à être un profanateur, bien que je doive par serment servir le pharaon. Pensez à mes paroles, je vous laisse le temps d'une clepsydre pour réfléchir. Après cela vous pourrez vous éloigner en paix et personne ne portera la main sur vous, car je n'en veux pas à vos vies.