Alors contrairement à tous les usages, le pharaon bougea et brandit le sceptre et le fouet pour saluer le peuple. La foule eut un frémissement et soudain éclata un cri puissant comme le bruit des vagues contre les rochers. Le peuple entier criait d'une voix pitoyable: «Amon, Amon, rends-nous Amon, le roi de tous les dieux». La foule s'agita et son cri devint encore plus fort, si bien que les corbeaux et les oiseaux de proie s'envolèrent du temple et passèrent au-dessus de la litière royale. Les gens criaient maintenant: «Va-t'en, faux pharaon, va-t'en!»
Ces cris effrayèrent les porteurs qui s'arrêtèrent, mais lorsque les officiers énervés les eurent fait avancer de nouveau, la foule rompit les barrages de soldats et se massa devant la litière pour l'empêcher de progresser. Personne ne put suivre tout ce qui se passait, car les soldats se mirent à distribuer des coups pour se frayer un passage, mais bientôt ils durent recourir aux lances et aux poignards pour se défendre, des bâtons et des pierres volaient, et bientôt le sang coula dans l'allée des béliers et des cris d'agonie percèrent le brouhaha confus. Mais aucune pierre ne fut lancée contre le pharaon, car il était né du soleil, comme tous ses prédécesseurs. Sa personne était sacrée et personne dans la foule n'aurait même en rêve osé lever le bras contre lui, bien qu'il fût détesté. Je crois que les prêtres n'auraient pas non plus risqué un pareil geste. C'est pourquoi le pharaon put observer en toute tranquillité ce qui se passait autour de lui. Oubliant sa dignité, il se leva et cria pour arrêter les soldats, mais personne ne l'entendit.
La foule lapidait les soldats et les frappait, et ceux-ci se défendaient en massacrant leurs adversaires, et sans cesse les gens criaient: «Rends-nous Amon!» Et on criait aussi: «Va-t'en, faux pharaon, va-t'en!» Des hommes pénétrèrent dans les places réservées, et les nobles et les riches s'enfuirent, les femmes abandonnèrent les fleurs et leurs flacons d'aromates.
Alors Horemheb fit sonner les trompettes et les chars de guerre sortirent des cours et des ruelles où il les avait parqués, pour ne pas irriter le peuple. Les chars avancèrent et écrasèrent bien des gens, mais Horemheb avait fait enlever les faux des roues, et ils avançaient lentement et dans un ordre parfait, et ils entourèrent la litière du pharaon et continuèrent à avancer, protégeant aussi le cortège et la famille royale. Mais la foule ne se dispersa pas avant d'avoir vu les barques royales retraverser le fleuve. Alors elle poussa des cris de joie qui étaient encore plus effrayants que ses cris de haine, et la plèbe qui s'était glissée dans la foule se précipita dans les maisons des riches pour les piller, jusqu'au moment où les soldats eurent rétabli l'ordre, et les gens rentrèrent chez eux, et le soir tomba et les corbeaux accoururent déchirer les cadavres dans l'avenue des béliers.
C'est ainsi que le pharaon Akhenaton fut confronté pour la première fois avec le peuple irrité et qu'il vit de ses yeux le sang couler pour son dieu, et il n'oublia plus jamais ce spectacle qui brisa quelque chose en lui, et la colère empoisonna son amour, et son ardeur s'accrut, si bien qu'il ordonna d'envoyer aux mines tous ceux qui prononceraient le nom d'Amon ou le conserveraient sur des images ou des vases. Mais les gens refusaient de se dénoncer entre eux, et c'est pourquoi on recevait le témoignage de voleurs et d'esclaves, et personne ne fut plus en sécurité contre les délateurs, et bien des gens honnêtes et respectables furent envoyés dans les mines et les carrières, et les dénonciateurs prenaient possession de leurs biens au nom d'Aton.
Je raconte tout ceci par anticipation, pour expliquer pourquoi cela arriva. Or, la nuit suivante, on me manda d'urgence au palais doré, car le pharaon avait eu un accès de sa maladie et les médecins craignaient pour sa vie et voulaient partager la responsabilité, puisque le pharaon avait parlé de moi. Pendant longtemps il reposa dans l'inconscience, pareil à un défunt, et ses membres étaient froids et on ne sentait plus battre son pouls. Mais il reprit connaissance après s'être mordu la langue dans son délire, si bien que le sang coulait de sa bouche. Revenu à lui, il chassa tous les médecins de la Maison de la Vie, parce qu'il ne voulait plus les voir devant lui, et il me garda seul. Il dit alors:
– Convoquez les rameurs et hissez les voiles rouges, et que quiconque est mon ami me suive, car je veux partir, et ma vision me conduira vers une terre qui n'appartient à aucun dieu et à aucun homme. Cette terre, je la consacrerai à Aton et j'y construirai une ville qui sera la cité d'Aton, et je ne reviendrai plus jamais à Thèbes.
Il ajouta encore:
– L'attitude du peuple de Thèbes est la plus répugnante de toutes, et elle est plus infamante et misérable que tout ce qu'aucun de mes ancêtres n'a jamais éprouvé même de la part des peuples étrangers. C'est pourquoi j'abandonne Thèbes à jamais et je la laisse dans ses ténèbres.
Son excitation était si grande qu'il se fit porter sur sa cange tout de suite, encore malade, et c'est en vain que je m'y opposai comme médecin, et ses conseillers ne purent non plus l'en dissuader. Puis Horemheb dit:
– C'est bien ainsi, car le peuple de Thèbes aura ce qu'il veut, et Akhenaton fera ce qu'il veut et chacun sera content et la paix reviendra.
Akhenaton avait l'air si égaré et ses yeux étaient si hagards que je m'inclinai devant sa décision, car je me disais qu'un changement d'air lui serait propice. C'est ainsi que j'accompagnai le pharaon dans son voyage, et il était si impatient de partir qu'il n'attendit pas même la famille royale et prit les devants, et Horemheb le fit escorter par des navires de guerre.
La cange royale aux voiles rouges descendit le courant, et Thèbes disparut derrière nous, avec ses murailles et ses temples et les pointes dorées des obélisques, et les trois montagnes, gardiennes éternelles de Thèbes, s'effacèrent aussi à l'horizon. Mais le souvenir de Thèbes nous accompagna bien des jours, car le fleuve était plein de gros crocodiles dont les queues battaient l'eau croupie, et cent fois cent cadavres boursouflés descendaient le courant et il n'y avait pas de grève où quelque cadavre ne fût pris par les vêtements ou les cheveux à cause du dieu d'Akhenaton. Mais le pharaon n'en sut rien, car il gisait dans la cabine royale sur de tendres tapis et ses serviteurs l'oignaient d'huile odorante et brûlaient de l'encens pour qu'il ne sentît pas l'atroce odeur des cadavres.
Au bout de dix jours, nous arrivâmes dans des eaux propres, et le pharaon monta sur le pont pour regarder le paysage. La terre était jaune autour de lui et les paysans rentraient les moissons et le soir on conduisait les troupeaux à l'abreuvoir près du fleuve et les bergers jouaient du chalumeau. En voyant la barque du pharaon, les gens accouraient des villages et agitaient des branches de palmier et saluaient le pharaon de leurs cris. Mieux que les remèdes, la vue de ce peuple heureux agit sur le pharaon, et il descendit parfois à terre pour parler aux gens, et il les touchait de ses mains et il bénissait des mains les femmes et les enfants qui ne l'oublièrent jamais. Les moutons s'approchaient timidement de lui et flairaient les pans de son manteau et les léchaient, et il en riait de joie. Et il ne craignait pas le disque du soleil, son dieu, qui était pourtant un dieu meurtrier au cœur de l'été, mais il exposait son visage au soleil et le soleil lui brûlait la peau, de sorte que son excitation et sa fièvre le reprirent, et l'esprit flamboyait dans ses yeux.