Se retournant, Serge Kovask pouvait voir disparaître les maisons et les immeubles de Key West. Il pensa qu’il faisait entre six et huit nœuds, ce qui était assez extraordinaire, mais un courant devait ajouter quelques nœuds à sa vitesse initiale. Il navigua ainsi deux heures et lorsque la terre fut invisible il se fia au compas fixé au pied du mât pour suivre sa direction. Cela pendant encore une heure puis il affala toutes les voiles et s’installa confortablement. D’ailleurs le vent tombait au moment de midi.
Dans son sac-glacière il trouva un sandwich à la viande et des bouteilles d’eau. Son repas terminé il alluma une cigarette.
A 12 h 30, un bruit d’avion attira son attention et il aperçut le Canadair rouge qui venait dans sa direction. Il appartenait aux rangers-pompiers de Floride et servait à la lutte contre les incendies. Il effectua un premier passage puis un second à basse altitude avant de se poser à un demi-mile du petit voilier dans des gerbes irisées d’eau de mer.
Puis il s’immobilisa et Kovask vit le pilote sauter sur un des flotteurs pour jeter l’ancre. Alors seulement il saisit l’aviron au fond du voilier et se mit à godiller pour se rapprocher du Canadair. Lorsqu’il toucha le flotteur il sauta dessus pour amarrer son bateau. La porte de la carlingue était ouverte et il pouvait apercevoir à l’intérieur un gros homme habillé de blanc, portant un énorme chapeau de cow-boy, un Stetson de couleur blanche également. Il agita sa grosse main qui tenait un Monte-Christo spécial. Plus que jamais il ressemblait à Winston Churchill.
— Bonjour, Commander. Je suis heureux de vous voir ici en pleine mer. Je vous présente le chef-pilote Hardley… Lieutenant des rangers. Il a bien voulu participer à ce petit scénario.
Le pilote salua puis disparut dans le poste de pilotage.
— Asseyez-vous, mon vieux. Un peu de bière ? Elle est fraîche.
Il lui tendait une bouteille givrée qu’il venait de prendre dans une glacière portative.
— Vous devez vous étonner de ce rendez-vous insolite en plein golfe du Mexique mais voyez-vous, je me méfie de plus en plus de tout le monde et surtout de mon entourage.
Le vieux sénateur Holden avait de bonnes raisons d’être méfiant. Le nombre de ses ennemis ne cessait de croître en raison de ses options politiques très libérales. Serge Kovask travaillait pour lui depuis qu’il avait quitté l’O.N.I., tout de suite après le départ à la retraite de son patron, le commodore Gary Rice.
— L’administration de la Maison Blanche ne désarme pas à mon sujet. Je croyais bien qu’on allait avoir la peau de Nixon mais ce n’est pas encore certain. Surtout que le Grand Baiseur est rudement adroit et intelligent. C’est lui qui dirige la Maison Blanche.
Kovask sourit du mauvais jeu de mots à propos de Kissinger, kiss signifiant baiser. Et le secrétaire d’Etat passait pour un don juan infatigable.
— Mais aujourd’hui c’est autre chose qui m’intéresse. Une affaire très grave. Et j’ai mis des tas de choses en branle pour parvenir à une solution. Oh ! je ne me fais pas d’illusions et je devrais surtout parler d’une série de solutions. Ce serait déjà très bien si j’y parvenais. Il s’agit du problème noir.
— Pour l’instant l’actualité est assez calme de ce côté-là, remarqua Kovask.
— Oui, mais ça ne va pas durer. Je le crains et nous risquons de nous retrouver devant des difficultés énormes, des émeutes pires que celles que nous avons connues. Et ce sera à nouveau le cycle fatal de la contestation et de la répression. Mes collègues et moi sommes conscients de ce problème d’autant : plus que le gouvernement ne s’intéresse qu’à la situation étrangère et au pétrole.
Il soupira, but un coup de bière à même la bouteille, colla à nouveau son cigare entre ses lèvres épaisses. Malgré la mer qui les entourait, la chaleur entrait dans la carlingue et transformait celle-ci en étuve. Des auréoles de sueur apparaissaient sous les aisselles du sénateur et son col de chemise était trempé.
Il dénoua sa cravate, défit un bouton.
— Fichu pays, mais nul ne se doute que je suis ici avec vous.
— Est-ce dangereux ?
— Un baril de poudre. Je suis en pleines tractations avec une personne vraiment valable. Je déteste tous ces mots nouveaux mais c’est pour aller plus vite que je les emploie.
— Un interlocuteur valable, disiez-vous ?
— Oui, dit Holden en regardant le Commander dans les yeux. Diana Jellis.
Le Commander hocha lentement la tête. Pour quelqu’un de valable, la jeune Noire l’était. Tous les Noirs des U.S.A. avaient son nom sur les lèvres et l’adoraient comme une idole. Outre ses qualités de leader politique, sa grande beauté noire fascinait jusqu’à ses détracteurs.
— Je comprends que votre entrevue soit secrète.
— Si mes ennemis l’apprenaient ils auraient vite fait de me faire accuser de trahison, dit Holden avec désinvolture.
Il avait entrepris de si nombreuses croisades pour ses idées libérales qu’il n’était pas tellement inquiet. Pas tellement, mais il prenait quand même des précautions inusités. D’habitude, il recevait Kovask dans son bureau.
— J’ai peur des micros. J’ai peur de mes collaborateurs. On peut tout faire avec de l’argent et ils en ont. Mais revenons-en à Diana Jellis. Qu’en pensez-vous ?
— C’est une jolie fille. Une femme dans le sens le plus noble du mot. Mais aussi une communiste.
— Une marxiste. Il y a quand même une nuance. Les communistes américains la détestent.
— L’opinion publique ne fait guère la différence. Pour elle Diana Jellis est une rouge, une révolutionnaire qui prêche avec violence et qui soulève les foules.
Holden caressait son triple menton d’un air songeur.
— Vous voulez traiter avec un cocktail Molotov ? demanda Kovask ironique.
— Pourquoi pas ? Je suis sûr qu’il y a un terrain d’entente possible sur des objectifs bien limités. Par exemple sur les droits civiques. Puis sur le problème social. On peut construire des hôpitaux dans certains ghettos noirs, entièrement dirigés par des Noirs, financièrement autonomes. On peut créer des crèches, aider des entrepreneurs à fonder des affaires subventionnées par un fonds entièrement régi par les Noirs.
— Hé, fit Kovask, n’est-ce pas contraire à l’esprit de la Constitution ?
— Je ne crois pas. On doit trouver un argument juridique. Ce qu’il faut c’est créer la confiance, stimuler l’imagination.
— Oui, mais Diana Jellis acceptera-t-elle de vous rencontrer ?
Holden but un peu de bière, défit encore un bouton sur sa poitrine grasse et couverte de poils gris. Il soupira :
— Quel pays ! Quelle chaleur ! Si elle acceptera de me rencontrer ? Mais c’est déjà fait depuis le mois de mai. Nous sommes en juillet. Nous avons déjà eu trois rencontres. Quelle fille ! Une panthère qui peut rentrer ses griffes mais qui ne lâche jamais le morceau de viande qu’elle tient dans ses crocs. Je crois que je vais devenir gâteux avant l’âge. Si vous saviez comme elle est dure, implacable. Je n’ai pu lui arracher que de vagues promesses et encore.
Il sortit un mouchoir aussi grand qu’une serviette et épongea son visage.
— Et en plus belle à damner un saint. J’ai un âge où ces choses-là ne peuvent plus tellement m’émouvoir mais tout se passe dans mon esprit rétroactivement. Je m’imagine avec dix, vingt ans de moins, et c’est tout à fait insupportable. J’en deviendrais facilement mélancolique.