— La ferme ! C’est moi qui commande ici et vous le savez bien. Je suis venu vous rappeler votre promesse. Vous avez reçu mille dollars cash. Vous devez la boucler.
— Vous répétez toujours pareil, dit Score excédé. Je ne parlerai jamais de cette histoire pas plus que de ce que je viens faire dans cette clinique deux fois par semaine.
— Ouais. Je vous le souhaite, mon vieux. Vous êtes heureux, hein ? Vous avez une jolie femme qui doit aimer faire l’amour. Je l’ai vue. Bien balancée avec de belles fesses comme j’aime. Alors tâchez de ne jamais oublier votre promesse et tout ira bien pour vous.
Sur ce, il démarra sèchement et se dirigea vers la sortie de l’établissement, laissant Stewe Score livide de fureur. Après quelques secondes de stupeur il se dirigea comme un robot vers sa voiture et se mit à rouler à son tour. Jamais il n’avait tant regretté d’avoir accepté cette proposition. Bien sûr il avait touché mille dollars qui l’avaient bien aidé mais ce sale type continuait à le harceler, le surveillant certainement pour voir s’il tenait parole. Il ne prenait pas ses menaces à la légère, avait conscience d’avoir participé à une affaire très dangereuse et terriblement importante. Il ignorait laquelle, les conditions de cet étrange « don de semence » s’étant effectuées dans un luxe de précautions incroyables.
Dans l’avenue la Mamma venait de voir sortir Petrus Lindson au volant de sa Chrysler jaune. Il n’avait pas prêté attention à elle. Il souriait méchamment comme s’il venait de jouer un bon tour à quelqu’un. Elle remonta l’allée dallée, se poussa pour laisser passer une Ford bleue à laquelle elle ne prêta aucune attention, pénétra dans la partie publique de la clinique.
L’hôtesse de la réception la regarda venir avec un léger soupçon dans ses yeux très maquillés. Elle aussi la prenait pour une métisse et devait se demander comment lui faire comprendre sans la vexer que les Noirs n’étaient pas admis.
— Bonjour, mademoiselle, dit la Mamma. Je suis enquêtrice pour une compagnie d’assurances. Connaissez-vous cet homme ?
Elle lui montra la photographie de Petrus Lindson et la jeune fille secoua la tête avec agacement :
— Pas du tout. Il n’appartient pas à la maison.
— Pourtant il sortait d’ici.
— Je ne crois pas qu’il ait fait visite à l’un de nos malades. Vous devriez demander au service des fournisseurs, en contournant le bâtiment.
— Merci, dit la Mamma en rangeant sa photo.
Sans difficulté, elle trouva le service des fournisseurs tout près des cuisines. Un bureaucrate, sec et méprisant, l’écouta en silence, n’eut pour le cliché qu’un regard méprisant :
— Je ne connais pas cet individu. Il ne fait pas partie de nos fournisseurs attitrés…
— Peut-être vient-il voir un membre du personnel ?
— Non, absolument pas. Je ne l’ai jamais vu dans le coin et nous n’employons pas de gens de couleur. La direction pratique une politique de hauts salaires qui nous permet d’embaucher uniquement des Blancs.
— C’est merveilleux, fit la Mamma sarcastique. Voilà une maison de haut standing, en effet.
Mais elle rengaina bien vite son animosité.
— Voyez-vous, je suis très ennuyée. Je voudrais quand même savoir ce qu’il vient faire ici. Cela pourrait vous être utile en définitive.
Le bureaucrate s’inquiéta :
— Il est suspect ? Ces nègres sont tous des voleurs et des assassins.
— Je ne puis rien vous dire mais si vous me permettiez de montrer cette photo au personnel, peut-être que quelqu’un se souviendrait de l’avoir vu ?
L’homme lui jeta un long regard. C’était une métisse et il ne comprenait pas comment elle pouvait travailler pour une importante compagnie d’assurances. Il finit cependant par se montrer conciliant. Si l’individu était louche mieux valait collaborer à sa mise hors d’état de nuire.
— Je peux le faire pour le personnel de bouche mais si aucun ne le reconnaît il faudra me laisser la photo pour que j’interroge le personnel d’entretien et au besoin le personnel soignant.
— Je vous remercie infiniment, dit-elle.
Pendant qu’il s’absentait elle s’assit et attendit. Elle avait furieusement envie d’allumer un de ses cigarillos habituels mais n’osait le faire. Pour la première fois elle se sentait vraiment dans la peau d’une coloured person et éprouvait des sentiments curieux. Elle était à la fois humiliée et inquiète.
Le bureaucrate revint avec une fille de : cuisine rousse qui riait d’un air ravi.
— Voici Mlle Sonia. Elle a déjà repéré votre individu.
— Oui, dit la fille rousse. Je l’ai vu plusieurs fois qui attendait dans une Chrysler jaune devant la porte principale, mais à l’intérieur du parc. Je crois qu’il vient régulièrement ici.
— Savez-vous qui il attend ?
— Non. Je ne faisais que passer chaque fois. Deux fois. Il a une façon de vous regarder, fit-elle en se tournant vers son chef. Il vous déshabille des yeux.
Elle pouffa :
— Il en louche encore plus.
— C’est exact, dit la Mamma, pour la voiture jaune et pour le strabisme divergent. Vous n’avez pas remarqué autre chose ?
— Non, sinon qu’il louchait sur moi, ajouta-t-elle en riant.
— Est-ce toujours un jour précis ?
— Non. Je ne crois pas. Je me souviens qu’une fois c’était un vendredi car j’étais allée téléphoner depuis la cabine voisine. Ici on ne peut appeler par l’inter, c’est interdit par le règlement. Tous les vendredis je téléphone à mon mari qui est chauffeur de camion pour savoir s’il est rentré. Il roule toute la semaine et je suis bien contente quand il rentre le vendredi matin. Nous habitons à cinquante miles d’ici…
— C'était toujours le matin ?
— Oui. Toujours approximativement à la même heure.
— Vous ne voyez pas autre chose ?
— Non, madame, plus rien.
La Mamma sortit un billet de cinq dollars. Elle les refusa d’abord puis finit par les prendre lorsque son chef détourna les yeux. Ce dernier se montra plus aimable lorsque Sonia fut sortie :
— Si vous pouvez me laisser sa photographie je la ferai circuler dans tout l’établissement. Peut-être pourrai-je obtenir des renseignements plus précis sur cet individu. Comment puis-je vous toucher ?
— Je suis en déplacement et je n’habite pas la région mais je peux moi-même vous téléphoner. Qui dois-je demander ?
— Monsieur Keller. Mais n’en faites rien avant demain matin car il me faudra bien tout ce temps-là pour obtenir un résultat. Notre personnel est très important. Pas loin d’une centaine de personnes.
Elle remercia encore et sortit. Lentement elle rejoignit sa voiture. Avait-elle bien fait ? Elle n’en savait encore rien. Bien sûr pendant ce temps Petrus Lindson avait peut-être des rendez-vous encore plus importants mais que venait-il faire dans cette clinique où la ségrégation était si stricte ? D’ailleurs elle se demandait bien pourquoi. Il était rare que les emplois subalternes ne soient pas tenus par des gens de couleur dans ce genre d’établissement.
En sortant elle nota soigneusement la raison sociale de la clinique. Elle se renseignerait sur son directeur, sur son fonctionnement, sur ses spécialités médicales.
Il ne lui restait plus qu’à rejoindre le quartier de Watts et d’attendre que Petrus Lindson paraisse à nouveau. Dans la soirée elle devait rencontrer son patron, le Commander Serge Kovask. Lui s’occupait plus particulièrement de Diana Jellis, surveillait tous ses déplacements avec soin.
CHAPITRE VII
Les deux femmes étaient face à face dans le cabinet médical de la doctoresse. Diana Jellis très émue cherchait le regard de Ella Ganaway, avait l’impression floue que celle-ci était ennuyée.