— De combien de temps ? murmura-t-elle.
— Deux mois environ mais je peux me tromper à quelques jours près.
— Cela malgré le stérilet ?
Ella eut une crispation des lèvres :
— Je vous avais prévenue. Son efficacité n’est pas totale. Rien ne vaut la pilule mais dans votre état il valait mieux vous en abstenir.
— Mais, Ella, je ne vous reproche rien, fit Diana Jellis avec douceur. Mais c’est tellement… étrange.
— Cela arrive à des tas de femmes, riposta Ella énervée.
Jamais Diana Jellis n’avait vu la gynécologue dans cet état. Elle travaillait beaucoup. Son dévouement était bien connu et immense. Elle aurait dû se ménager davantage. Sinon elle ne tiendrait jamais le coup parmi une telle misère environnante.
— Je désirais avoir un enfant mais pas tout de suite. A cause de mes activités et de mes projets.
La gynécologue devint très pâle, se souvenant des menaces de Simon Borney et de Petrus Lindson. Le premier avait disparu mais le second lui téléphonait souvent pour la mettre en garde.
— Allez-vous le garder ?
— Je dois en discuter avec Mel, répondit Diana Jellis. C’est une affaire qui nous regarde tous les deux.
— Bien sûr, fit Ella pas tout à fait satisfaite.
Il fallait que Diana accepte cette grossesse jusqu’au bout. Tel était l’ultimatum qu’on lui avait donné. Sinon les enfants de Billie seraient à nouveau en grand danger.
— Croyez-vous que mon état me le permette ? demanda Diana.
Comme elle avait changé, la tigresse noire, l’ardente révolutionnaire, depuis que la vie d’un autre être gîtait entre ses flancs. Ella ne la reconnaissait pas. Deux mois auparavant elle était beaucoup plus secrète, farouche et pleine d’une violence contenue. Maintenant elle devenait plus tendre, plus moelleuse aussi.
— Je le pense. Votre métrite n’est plus qu’un souvenir. Vous n’avez pas besoin de vous inquiéter.
Diana lui avait raconté comment elle avait été violée par des membres du K.K.K. dans l’Etat du Mississipi à l’aide d’un épi de maïs. De deux épis de maïs pour faire bonne mesure et rendre cette agression encore plus ignoble. Ella avait été sa confidente, avait pu voir des larmes d’humiliation dans ses beaux yeux en amande.
— Je n’ai encore rien dit à Mel. Il ne se doute de rien.
— Qu’en pensera-t-il ?
— Je ne sais pas, murmura Diana Jellis avec une pudeur inattendue.
Elle paraissait très impressionnée par son nouvel état.
— Je me demande…, dit-elle.
Ella releva la tête :
— Quoi donc ?
— Si j’ai le droit. Je prêche la limitation des naissances, la libération de la femme, qu’elle soit noire ou blanche, mais je vais donner le jour à un enfant. Est-ce que cette contradiction sera comprise par la grande majorité de ceux qui veulent bien être de mes amis ?
N’en pouvant plus, Ella se leva pour jeter un coup d’œil à la rue. Diana Jellis se méprit sur cette brusquerie :
— Excusez-moi mais si chaque fois qu’une femme enceinte vous accaparait autant vous n’en sortiriez pas. Dans le fond je suis comme toutes celles à qui cela arrive pour la première fois.
— Vous n’avez jamais fait de fausses couches ?
— Non, dit Diana. J’avais même la certitude que jamais je ne porterais d’enfant. Je me sentais une constitution presque masculine, vous voyez ce que je veux dire ? Pourtant j’aime faire l’amour avec un homme, avec Mel Santos. Nous nous aimons.
— J’en suis heureuse pour vous, dit Ella.
Soudain elle détestait son amie pour cet amour, pour cet homme qui était son compagnon, sur lequel elle pouvait quand elle le souhaitait se reposer un peu, reprendre son souffle. Elle n’avait personne, que le travail et toutes ces femmes souffrantes de ce quartier miséreux qu’elle devait soigner, réconforter. Ces femmes qui, après une fausse couche, un avortement, une naissance difficile, n’avaient qu’une hâte, se retrouver dans les bras de leur homme.
— Je crois que nous le garderons, fit Diana en se levant. Vous pensez que ce serait pour le début de l’année prochaine ?
— Oui, certainement fin janvier, répondit Ella sèchement.
Décidément Diana ne reconnaissait pas cette amie si attentionnée, si gentille. Avait-elle des soucis autres que ceux de sa profession ? On ne lui connaissait aucun ami, aucune relation. Puis elle se souvint qu’elle avait une sœur.
— Billie va bien ?
— Très bien, je vous remercie.
— Ses enfants ?
— Eux aussi vont très bien, dit Ella avec un effort. Billie travaille maintenant. Dans une boîte de Santa Monica. Comme barmaid. Enfin je suppose. Peut-être comme hôtesse-entraîneuse. Que voulez-vous que je fasse ? L’en empêcher ?
— Bien sûr, dit Diana. Un jour elle prendra conscience et refusera de se montrer aussi complaisante. Oui, je pense qu’un jour toutes les femmes, les blanches comme les noires, seront assez adultes, mûres pour comprendre qu’elles ne seront plus jamais les esclaves de quiconque, pas plus de la société que de ses mœurs.
— Souhaitons-le, fit Ella avec désinvolture, mais elle n’en prend pas beaucoup le chemin j’ai l’impression. Oh ! et puis qu’importe. Je vais vous faire une ordonnance. Surveillez votre alimentation et n’oubliez pas les analyses d’urine.
Au moment de partir Diana Jellis regarda son amie en souriant :
— Vous devriez vous reposer, Ella. Vous me paraissez fatiguée, nerveuse. Peut-être que vous en faites trop. N’avez-vous pas songé à prendre quelques jours de vacances ?
La gynécologue haussa les épaules :
— Pour retrouver trois fois plus de travail à mon retour ? A quoi bon ! Juste un peu de dépression. Quand vous reviendrez ça ira mieux.
Enfin elle fut seule et elle donna un tour de clé pour s’isoler un moment. Elle n’en pouvait plus. Cette visite l’avait épuisée. Diana ne se doutait de rien, ne soupçonnait pas sa perfidie. Elle s’était à peine étonnée au sujet du stérilet. Bien sûr il y avait des échecs. Trente pour cent mais tout de même… Bientôt dans toute l’Amérique on saurait que Diana Jellis attendait un enfant, des millions de Noirs commenteraient cette nouvelle avec plus ou moins de sympathie mais ce serait quand même un événement important. Et puis en janvier, la naissance.
— Non, gémit-elle en s’abattant sur son bureau, non je ne pouvais pas laisser faire ça…
Puis elle se redressa, les yeux fixes, le visage crispé, se précipita à la fenêtre, l’ouvrit pour rappeler Diana et lui dire toute la vérité. La voiture de la jeune femme conduite par son garde du corps Moron démarrait à cet instant. Vaincue, elle referma la fenêtre. On frappait à la porte.
— Ella, quelque chose ne va pas ?
Elle soupira avec agacement :
— Si, tout va bien.
Elle tourna la clé, retourna vers son bureau.
Son assistante médicale passa un visage consterné, regarda avec inquiétude la longue silhouette svelte de la doctoresse. Celle-ci n’avait pas un comportement habituel et paraissait à bout de forces.
— Voulez-vous quelque chose ? Du café par exemple.
— C’est ça, du café.
— Quelques gâteaux avec ? Un sandwich ?
— Non, je n’ai pas faim.
— Vous devriez vous forcer.
Elle soupira et son assistante jugea inutile d’insister plus longuement.
— Très bien, je vais préparer du café.
En attendant elle fit entrer la personne suivante, une jolie fille de dix-huit ans enceinte jusqu’aux yeux. Elle se teignait en blonde, ce qui lui donnait un air très sophistiqué qui allait mal avec son état. Elle essaya de tout oublier en l’examinant mais elle n’y parvenait pas.