Ce qui fit dresser ses cheveux nouvellement courts sur sa tête ce furent les souvenirs des enfants, de la petite fille Flossie. Elle décrivait avec fidélité l’endroit où elle avait été retenue, avec son frère, durant plusieurs jours, parlait de la dame blanche, blonde et qui avait des dents en or. Petrus connaissait cette femme, cette maison réellement entourée de vergers et dotée d’un petit bassin d’eau pour les enfants. Il jura entre ses dents puis mit le feu aux feuillets, veillant à ce qu’ils brûlent entièrement avant de disperser les cendres dans les ruines. Il brûla également les trois enveloppes.
Il s’était laissé emporter par sa rage et avait oublié de demander des précisions sur cette vieille Italienne au grand cabas à Diana Jellis. Il regrettait de s’être montré aussi violent ce qui avait rendu impossible toute discussion avec la gynécologue. Mais il était certain de les avoir suffisamment épouvantées, elle et sa sœur, pour qu’elles ne recommencent plus le coup des lettres. Devait-il avertir Simon Borney de cet incident ? Etait-ce bien utile ? Bien prudent, alors qu’il était le seul maillon entre les deux sœurs et Simon Borney ? Lui disparu, on ne le retrouverait jamais. Mieux valait se taire.
Revenu dans sa voiture il ne démarra pas tout de suite. Il arrangea sa cravate, examina son oreille où apparaissaient les quatre coups de griffe de Billie. D’ailleurs elle était douloureuse et le sang battait dans une veine. Il songeait à Ella, à ses longues cuisses rondes, à son ventre luisant. Un jour il reviendrait chez elle et si elle ne voulait pas de lui la violerait longuement.
CHAPITRE X
Ayant emprunté la petite voiture de la Mamma il arriva devant l’entrée des anciens studios d’une célèbre compagnie, vers 11 heures du matin. Un gardien, quelque peu négligé dans sa tenue, mais la chaleur excusait bien des choses, vint lui ouvrir la porte monumentale, se pencha à la vitre.
— Vous trouverez votre ami dans le steamer à aubes. Vous n’avez qu’à aller jusqu’au bout de l’allée puis vous verrez les pancartes. Vous ne pouvez pas vous tromper.
Après plusieurs détours, ayant traversé le village western, longé plusieurs maisons dignes de figurer dans un film sur la guerre de Sécession, il aperçut le steamer, du moins l’arrière reconstitué d’un bateau à aubes du Mississipi. Un gros homme se balançait dans un rocking-chair sur le deuxième pont, non loin de l’une des hautes cheminées caractéristiques.
Le sénateur agita son Stetson en guise de bienvenue et Kovask le rejoignit sur le bateau. Celui-ci était construit sur un petit lac aux eaux sales.
— Les termites vont tout bouffer si on n’y prend pas garde, dit le sénateur Holden retirant son Havane de sa bouche pour parler. Dire que ces studios ont connu une animation fébrile. C’est parce que je possède des actions de propriété que je vous ai fixé ce rendez-vous ici. Mais il m’arrive de me promener une fois ou deux dans l’année dans ce royaume de l’illusion. Plus loin il y a le village autrichien, tyrolien si vous préférez, et la machine à fabriquer la neige fonctionne encore, par là il y a des tranchées de la grande guerre avec barbelés, trous d’obus et cadavres à demi-ensevelis dans la boue. Il m’arrive d’y méditer. Je sais bien que ce n’est qu’un décor mais j’ai connu ça. Je me suis engagé dans la dernière année du conflit. Je n’avais que seize ans. Asseyez-vous.
La maquette du bateau craquait comme s’ils étaient réellement sur le fleuve.
— J’ai rencontré Diana Jellis, dit le sénateur, comme je vous l’avais annoncé. Pas plus tard qu’hier puisque nous étions le 17. Nous faisons des progrès sensibles. J’ai l’impression que plus je la connais et plus elle devient compréhensive. Je ne dis pas qu’elle trahit ses convictions mais enfin nous nous entendons assez bien. Où en êtes-vous ?
Kovask soupira :
— Nous n’avons guère fait de progrès. Nous suivons plusieurs pistes. Il y a cependant un point commun dans tout cela. Diana Jellis se rend régulièrement chez une gynécologue nommée Ella Ganaway, et cette dernière a une sœur qui, elle, rencontre régulièrement Petrus Lindson.
Le regard bleu du sénateur se fixa sur le visage de Kovask :
— Est-ce vraiment un type douteux ?
— Une basse crapule qui profite des uns et des autres, tout à la fois souteneur, tricheur, tueur à l’occasion. Le personnage est très dangereux mais très habile. D’autre part il nous est difficile d’évoluer dans le quartier noir de Watts. A la rigueur la Mamma le peut en se faisant passer pour une Métisse mais moi je me fais tout de suite remarquer. Nous avons aussi repéré une luxueuse clinique à Santa Monica. Je me suis renseigné sur elle mais a priori il n’y a rien de suspect dans cet établissement. On y pratique une chirurgie honnête mais très chère. Il y a cependant quelque chose qui me chiffonne. Les Noirs n’y sont pas admis. Ce qui n’est pas étonnant étant donné le standing et les gens qui fréquentent ce genre d’établissement. Mais ils poussent loin la ségrégation puisque même la plus humble des filles de salle, le plus mal payé des balayeurs est de race blanche. Et du genre aryen si vous voyez ce que je veux dire.
Les yeux de Holden lancèrent des éclairs. Lui qui s’était battu pour les droits civiques, pour l’intégration des élèves de couleur dans les écoles du Sud, ne pouvait admettre une telle situation.
— Il y a là quelque chose d’intolérable. Vous faites bien de me signaler le cas, je ferai faire une enquête par la commission des droits civiques et par les services du travail et de la main-d’œuvre.
— Oui mais pas tout de suite, dit Kovask. Je ne veux pas lui donner l’alarme si par hasard il se passait quelque chose d’insolite chez eux. Mais je ne le pense pas. Petrus Lindson s’y rend assez régulièrement mais personne ne le connaît là-bas ou ne veut le reconnaître. La Mamma a fait une enquête. Elle avait même laissé une photographie. Le lendemain elle a téléphoné pour savoir si quelqu’un avait vu le Noir mais la réponse a été négative.
Holden plissa ses petits yeux, secoua la cendre de cigarette :
— Nous allons aborder progressivement avec Miss Diana Jellis des phases très importantes. Nous signerons des accords secrets dans lesquels je m’engagerai fermement. Je n’appartiens pas au gouvernement et ces accords seront en principe nuls et non avenus. Ils n’engageront que moi. Mais je représente quand même une force dans le pays et Diana Jellis en a conscience. La preuve, elle me trouve suffisamment représentatif pour traiter avec elle. D’ailleurs elle aurait refusé tout contact avec des membres du gouvernement et même des fonctionnaires. Mais je veux être certain que de son côté tout est en règle, qu’il ne se présentera pas une difficulté insurmontable au dernier moment. Imaginez qu’on prouve à la population noire que leur idole a touché une grosse somme d’argent pour se montrer plus conciliante. Je dis cela comme autre chose. Je suis certain qu’on va essayer de nous mettre des bâtons dans les roues. A vous de découvrir le lanceur de bâtons juste avant qu’il ne lève le bras. Vous me comprenez ?
— Parfaitement, sénateur. Mais vous auriez dû engager un agent de couleur pour cette opération. Je suis assez bloqué et ne peux m’activer qu’en dehors de Watts. Diana Jellis en ce moment ne quitte guère le ghetto. Vous voyez si c’est commode ?
— Elle va écrire un livre très important et une série d’articles pour expliquer sa position et ses nouvelles options. Je lui ai ouvert la porte de plusieurs grands journaux libéraux. Mais tout doit rester dans le plus grand secret pour l’instant.
Il consulta sa grosse montre attachée à une chaîne en or.
— Il va falloir que je rentre à Washington. Nous ne nous reverrons pas de sitôt mais vous savez où me toucher. Ne le faites que si vous avez vraiment du nouveau à m’annoncer.