La Mamma sortit un cigarillo mais le remit dans son sac. Dans son état la jeune femme devait difficilement supporter la fumée.
— Ça fait longtemps qu’elles sont amies ?
— Oui, assez ; mais qu’est-ce que ça peut vous foutre ?
— Je ne comprends pas que votre sœur vous laisse fréquenter ce Petrus.
— Elle ne se mêle pas de ma vie privée comme vous. Maintenant ça suffit. Vous me pompez l’air. Vous n’avez pas autre chose à faire que venir me casser les pieds ? Je suis malade et j’ai envie de dormir.
Une lueur cupide s’alluma dans l’œil fatigué de Billie.
— Que diriez-vous de deux cents dollars ?
— Je n’ai pas besoin d’argent.
— Vous n’êtes pas sincère. Vous êtes capable de perdre votre emploi à cause de votre maladie et vous n’avez pas d’économies.
Elle ouvrit son sac et en sortit une grosse liasse. Elle compta vingt billets de dix dollars sous l’œil plus qu’intéressé de Billie Ganaway.
— Je voudrais savoir quelles sont vos relations avec Petrus Lindson. Il est votre amant ?
Billie haussa les épaules, suivant les gestes de la Mamma qui remettait le reste de la liasse dans son sac.
— Si c’est tout ce que vous voulez savoir… Il nous arrive de coucher ensemble. Mais ce n’est pas la grande passion.
— Dites que vous le subissez par peur ?
Billie s’avouait qu’elle ne le désirait pas et pensait rarement à lui comme partenaire idéal, mais lorsqu’il la prenait elle aimait parce qu’il était brutal, viril, lubrique.
— Il vous soutire de l’argent ?
— Non.
La Mamma en fut assez surprise.
— Comment vit-il ?
— Je ne sais pas. Il travaille pour des gens. Je ne sais qui. Il a beaucoup d’argent.
— Il ne fait plus le souteneur ?
— Plus du tout. Il a autant d’argent qu’il le désire.
— Pourquoi vous menace-t-il.
Elle resta silencieuse, les yeux fixés sur les billets. Deux cents dollars. Une somme importante pour elle.
— Je peux aller jusqu’à trois cents dollars.
— Je ne peux pas le dire.
— Est-ce que ça concerne votre sœur ? Billie eut l’expression tellement effrayée qu’elle jugea inutile d’insister.
— Il a menacé de s’en prendre à vos enfants ?
— Il l’a fait, murmura Billie avec des larmes dans les yeux.
A la fin elle n’en pouvait plus, se serait confiée à n’importe qui. Sa sœur Ella était très gentille mais elle ne la comprenait pas toujours. Certes elle aimait ses neveux mais ne se rendait pas compte du désarroi dans lequel elle vivait depuis deux mois.
— Il vous les a pris ?
— Une fois. Pendant huit jours. Je ne savais pas ce qu’ils étaient devenus.
— A quelle époque ?
— Au mois de mai.
— Pourquoi ?
— Je ne peux pas le dire. Même si vous me donniez mille dollars je ne peux pas. Et d’ailleurs je ne sais pas grand-chose.
— Ce n’est pas sur vous qu’il voulait faire pression n’est-ce pas, mais sur votre sœur ?
Billie grimaça comme si elle souffrait. Son visage luisait de transpiration et la fièvre était revenue. La Mamma s’en voulait de poursuivre dans ces circonstances mais jamais elle ne parlerait si elle retrouvait son état normal.
— Il a obligé votre sœur à faire quelque chose et dès qu’il l’a obtenu il vous a rendu les enfants ?
— C’est ça.
— Mais pourquoi continue-t-il à vous harceler ?
— Parce qu’il est méchant. C’est un sale type. Il aime torturer les gens, les faire souffrir. Mais pas toujours…
— Physiquement ?
— C’est ça. C’est un aigri qui voudrait dominer tout le monde. Dans ce quartier tout le monde le méprise plus ou moins et il en souffre. Il aurait aimé devenir un caïd mais on ne l’a jamais pris au sérieux.
— Parce qu’il louche ?
— Oui c’est ça. Déjà tout petit on se moquait de lui et il se vengeait plus tard avec des raffinements. Je ne peux vous en dire plus. Il vaudrait mieux que vous me laissiez. Je ne suis pas tranquille. Il pourrait revenir et serait capable de nous tuer toutes les deux.
— Il est armé ?
— Oui. J’ai vu un revolver à sa ceinture.
— Croyez-vous qu’il ait déjà tué quelqu’un ?
— On le dit mais on n’a jamais pu en faire la preuve. Il a fait partie d’une bande redoutable quand il était beaucoup plus jeune.
Kovask et elle s’étaient un peu trompés sur le personnage de Petrus Lindson. Il ne vivait plus de proxénétisme ni de racket mais recevait beaucoup d’argent d’origine inconnue.
— Lorsqu’il a enlevé vos enfants il était seul ?
Le silence de la jeune femme était un aveu.
— Il y avait un autre homme ? Plusieurs ?
— Non, un seul.
— Il habite Watts ?
— Je ne l’ai plus jamais revu.
— Petrus reste-t-il en rapport avec lui ?
— Ça je l’ignore.
La Mamma reprit cent dollars dans son sac, les ajouta au reste et les tendit à Billie. Celle-ci les feuilleta d’un air satisfait avant de les glisser sous son oreiller.
— Maintenant partez, dit-elle. Mettez d’abord le plateau dans la cuisine qu’il ne se doute de rien.
Cesca Pepini poussa même la prudence jusqu’à tout laver et essuyer. Nul ne saurait qu’elles avaient bu le café ensemble. Elle aurait certainement pu obtenir davantage de la jeune femme mais elle finissait elle aussi par craindre une irruption de Petrus Lindson. Elle retourna dans la chambre :
— Si vous avez autre chose à me dire je vais vous laisser mon adresse où vous pourrez me contacter. Vous pourrez recevoir encore de l’argent.
Le regard de Billie l’avertit soudain du danger. Elle se retourna avec une rapidité ahurissante pour une femme de cet âge et de ce poids. Petrus était à la porte de la chambre. Le visage contracté par une rage folle.
CHAPITRE XIII
Ces yeux qui roulaient dans la sclérotique jaunâtre, qui paraissaient indépendants de la volonté de Petrus Lindson auraient pu avoir quelque chose de comique dans leur désordre, mais la Mamma n’avait pas envie de rire. L’homme était frénétique, se dominait encore un peu mais bientôt sa force haineuse déferlerait comme un barrage qui cède et il n’aurait plus qu’un but, tuer, plonger ses mains dans le sang. Elle avait déjà ressenti une telle angoisse face à d’autres hommes, des blancs, des jaunes, des femmes également mais chaque fois c’était la même peur viscérale, ancestrale. Et dans cet instant Petrus redevenait un nègre pour elle, un primitif sans que la moindre sérénité vienne tempérer cette impression.
— La voilà, fit-il entre ses dents écarlates, la vieille femme, la soi-disant Métisse. J’arrive à temps, hein ? Elle foutait le camp ? Que voulait-elle ?
Il s’adressait à Billie sans même la regarder. Celle-ci dressée sur son lit les yeux exorbités, les lèvres tremblantes n’était pas capable de répondre. Sa gorge ne laissait passer qu’un filet d’air. Sa langue s’épaississait et lui emplissait toute la bouche.
Petrus écarta son blouson de daim et elles virent le Colt passé à sa ceinture.
— Que vient-elle faire ici ? répéta-t-il la voix tremblante de rage.
— Simplement voir Billie, dit la Mamma. Elle est malade et a besoin de soins et de compagnie.
— Et sa sœur elle est malade ? Que faites-vous dans ce quartier noir espèce de vieille ritale ? Vous fouinez pourquoi ? Qui vous envoie ? Qui vous paye ?
Pour lui on ne pouvait qu’être payé. Pour de l’argent on pouvait faire n’importe quoi. Il suffisait d’en recevoir le prix. Il se redressa, fit deux pas, referma la porte, tourna la clé et glissa celle-ci dans sa poche. La Mamma jeta un bref regard à la fenêtre qui diffusait très peu de jour. Certainement qu’elle donnait sur une petite cour par où elle ne pourrait fuir.