— Non. Il a beaucoup parlé mais il n’a rien laissé échapper de son secret.
— Qui attendons-nous ?
— Je l’ignore mais Petrus semble avoir beaucoup de considération pour lui et même une certaine crainte.
L’odeur du café commençait à envahir le petit réduit et devait pénétrer dans le living car le garçon les interpella, toujours vautré sur le divan :
— Hé là-bas, apportez-m’en une tasse. Bien sucré.
— Il devait avoir un complice pour emporter les enfants. Les voisins ont dû voir quelque chose ?
— Peut-être mais je n’ai pas pu les interroger. J’ai pu seulement aller jusqu’à la cabine en face pour t’appeler et tout le temps il a bien surveillé si je ne parlais à personne.
Elle versa du café dans une tasse, y joignit plusieurs cuillérées de sucre en poudre et alla porter le tout à Petrus Lindson. Lorsqu’elle revint, Ella buvait le sien, le regard dans le vide.
— Je crois qu’il n’aurait pas pu faire ce qu’il disait, murmura Billie. Il se vantait.
— Je n’en suis pas aussi sûre que toi, répondit la jeune femme. Il y a longtemps que tu ne l’avais pas vu ?
— Plusieurs années. On m’avait dit qu’il avait quitté les Etats-Unis. Pour voyager en Europe.
— Il n’a pas fait allusion à la politique ?
— Non, pas du tout.
Elle prit une cigarette et la fuma lentement. Bien qu’angoissée elle gardait tout son calme, exactement comme lorsqu’elle se trouvait devant un accouchement difficile.
— Pourvu qu’ils ne prennent pas froid, soupira Billie. Flossie est toujours fragile des bronches. J’espère qu’ils n’ont pas peur. Tu crois qu’ils comprennent ?
— Certainement pas, dit Ella. Ne t’inquiète pas, cela ne laissera aucun souvenir désagréable en eux.
Puis elle se tut. Quelqu’un venait de pénétrer dans l’appartement.
CHAPITRE II
Sans sortir du réduit, Ella se retourna légèrement, regarda à travers la fente qui séparait la porte du chambranle. Un homme se tenait debout devant le divan tandis que Petrus se relevait lentement, le visage grave. L’inconnu portait un costume bleu marine à rayures presque noires, une chemise blanche et une cravate rayée de bleu également. Son visage rond était d’un noir si foncé qu’elle pensait que l’homme venait d’Afrique. Aucun noir américain n’avait cette teinte d’épiderme. Il portait des lunettes à la monture lourde, certainement en écaille. Après quelques échanges de paroles avec Petrus il regarda en direction de la cuisine. Billie sortit la première, intimidée, se retournant vers la porte, annonçant ainsi la venue de sa sœur. Ella parut et le nouveau venu la détailla avec insolence, parut apprécier le corps mince, les seins aigus, les hanches étroites mais rondes.
— Miss Ganaway ?
Elle hocha la tête. Il parlait l’anglais avec un accent étranger ce qui acheva de lui confirmer qu’il venait du vieux continent africain.
— Votre nièce et votre neveu sont en excellente santé. Je viens de les quitter. Vous n’avez pas d’inquiétude à avoir.
Billie fit un pas en avant comme pour poser une question anxieuse mais s’abstint.
— Pourquoi les avez-vous enlevés ? demanda Ella.
— Nous le devions. Vous comprendrez pourquoi bientôt. Il faut que nous parlions tous les deux. Si vous le voulez je vais vous raccompagner chez vous en voiture.
— J’ai la mienne.
— Eh bien, nous prendrons la vôtre.
Il se tourna vers Petrus :
— Tu restes ici. Tu m’attends.
Billie se précipita vers sa sœur.
— Je ne veux pas rester seule avec lui…
— Ne t’inquiète pas, dit Ella en lui caressant les cheveux qu’elle faisait régulièrement décrêper, à l’encontre de la nouvelle mode afro. Tu ne risques rien.
— Les enfants…
— Je m’occupe de tout. Couche-toi et essaye de dormir… Quand tu seras seule, ajouta-t-elle avec un regard méprisant pour Petrus Lindson.
Ce dernier déroba son regard fuyant derrière ses lourdes paupières. Il ne paraissait pas à l’aise en présence de son compagnon. Ce dernier eut un sourire glacé :
— Si elle veut se coucher, tu lui fiches la paix. Tu m’as compris, Petrus ?
— J’ai bien compris.
Calmement Ella ouvrit la porte de sa voiture, déverrouilla celle d’à côté. L’homme s’installa sur le siège.
— Faites un grand détour pour rentrer chez vous. Nous avons à discuter sérieusement.
— Mes patientes m’attendent.
— Cela ne durera pas plus d’un quart d’heure.
Elle démarra et se dirigea vers le centre de Los Angeles. Elle conduisait très bien, sans la moindre nervosité et il lui fit part de son admiration.
— Je vois que vous ne vous affolez pas et je vous en remercie. Les renseignements que j’ai reçus sur vous disaient que vous étiez une fille très équilibrée et courageuse.
Elle fronça les sourcils. Il avait reçu des renseignements sur elle ? D’où pouvaient venir ces informations ?
— Vous avez encore de nombreux amis dans certains milieux. Bien sûr vous les avez perdus de vue à cause de vos activités professionnelles mais je sais que vous gardez toujours des idées aussi nettes et passionnées qu’il y a dix ans. Vous continuez à lutter pour la libération de notre peuple et contre l’hégémonie blanche.
— Non, je ne lutte plus. Maintenant je soigne. Le reste appartient bien au passé.
— Allons, ne soyez pas modeste. Votre action est importante. Vous réconfortez ces malheureuses qui ont besoin de vous, vous leur parlez et ainsi vous faites de la très bonne propagande.
— Je ne sais pas si vos renseignements sont à jour, fit-elle un peu ironique. Mon but n’est pas seulement la libération des Noirs mais aussi et plus généralement celle de la femme.
— Mais je sais. Je crois que l’un ne va pas sans l’autre. Tout est mêlé dans la vie. Il serait absurde que nous remportions des victoires pour le premier objectif et que nos frères gardent une mentalité médiévale envers nos sœurs.
— Si nous en venions au but ? Vous tournez autour du pot depuis un moment. Le problème est simple. Vous avez enlevé les enfants de ma sœur et vous ne les rendrez qu’en échange de quelque chose. Une chose que je suis à même de vous fournir ?
Il retira ses lunette, les essuya avec un mouchoir où le bleu dominait. Révolutionnaire peut-être mais raffiné et soucieux de son élégance. Ce genre d’homme la faisait toujours sourire mais l’inconnu, malgré cette faiblesse, devait posséder une personnalité puissante.
— Mon nom est Simon Borney. Enfin c’est le nom que j’utilise depuis quelque temps.
Inutile de vous dire que si le F.B.I. apprenait ma présence à Los Angeles il rentrerait en transe.
— A ce point ? fit-elle moqueuse.
— Je ne me vante pas.
— Que nous voulez-vous ?
— Vous êtes directe, hein ?
Ils avaient quitté le ghetto noir et approchaient du centre ville dans une circulation intense. Elle pensa qu’il lui faudrait au moins un quart d’heure pour pouvoir repartir dans l’autre sens. Les bonnes femmes allaient attendre et son aide médicale, Mary Hinder, s’arracherait les cheveux.
— Si nous en finissions, soupira-t-elle.
— Comme vous voudrez. Mais, avant de croire que vous pouvez avoir le choix de refuser ma proposition, sachez ceci. Nous ne sommes pas des gens sensibles. Si tout ne marchait pas comme nous le voulons, les gosses ne seraient jamais rendus.
— Voilà qui est clair, fit-elle les dents serrées.
— Vous n’avez pas d’autre solution que celle de m’obéir.