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Ils venaient de s’arrêter à un feu rouge. Un policier regardait dans leur direction. Mais Simon Borney resta impassible et elle pensa qu’il possédait une grande maîtrise sur ses nerfs. Un homme dangereux, très dangereux.

— Le prochain rendez-vous de Diana est bien pour dans huit jours environ ?

Ella sursauta :

— Comment le savez-vous ?

— Je vous ai dit que nous savions tout. Diana Jellis vient régulièrement chez vous chaque mois. Se faire soigner d’une métrite.

— Vous savez comment elle l’a prise ?

— Je le sais aussi. Dans l’Etat du Mississipi, des Blancs du K.K.K. se sont emparés d’elle au début de ses tournées politiques. Elle n’était pas encore connue. Ils l’ont violée avec un épi de maïs comme dans Faulkner. Mais cela ne l’a pas empêchée de continuer et de devenir l’idole de la population noire.

Tout en s’efforçant de ne rien laisser paraître, la jeune femme était terriblement inquiète. Cet homme savait beaucoup de choses. Le secret de Diana Jellis notamment. Certes, la jeune leader révolutionnaire n’avait jamais caché que le K.K.K. lui avait fait subir des sévices mais peu de gens savaient en quoi ils consistaient. Et elle était probablement la seule à connaître le dossier médical de Diana.

— Elle est devenue votre amie ?

— C’est beaucoup dire, fit Ella crispée. Mais c’est une fille sympathique, sincère et courageuse.

— Oui, dit Simon. Dommage qu’elle s’apprête à trahir la cause noire.

Ella Ganaway dut se concentrer sur sa conduite pour ne pas se laisser emporter par l’indignation.

— Vous mentez.

— Non. Diana a eu des contacts avec les autorités de ce pays. Elle s’apprête à rejoindre une position proche de celle du pasteur Luther King. C’est-à-dire à renoncer à la lutte ouverte et violente pour retomber dans les erreurs passées. Nous ne l’accepterons jamais.

— Qui désignez-vous ainsi ?

— Vous n’avez pas besoin de le savoir. Vous devez simplement comprendre que Diana Jellis va vous trahir.

— Je ne le crois pas.

— C’est pourtant la vérité. L’accepteriez-vous ?

Ella réfléchit durant quelques secondes avant de répondre :

— Je ne sais pas. Pourquoi pas ? La violence n’est pas tellement payante jusqu’à présent.

— Parce qu’elle était sporadique, inorganisée et trop passionnelle. Nous devons être forts, disciplinés et froids comme la mort. Aucun compromis n’est possible.

Enfin elle put faire un demi-tour compliqué, fut heureuse de rouler vers Watts. Elle n’aimait guère sortir du quartier noir et se sentait de moins en moins à l’aise avec les Blancs.

— Diana Jellis devient forcément notre ennemie et celle de tous les Noirs. La vôtre également.

Ella Ganaway ne répondit pas mais savait que jamais elle ne considérerait la jolie Diana Jellis comme une ennemie. La jeune révolutionnaire avait trop souffert, pris trop de risques pour qu’on puisse l’accuser de trahir.

Elle avait fait de la prison, avait échappé par miracle à une dizaine d’attentats, avait été ignominieusement traitée par le K.K.K. On la provoquait constamment et en Californie les policiers essayaient de la faire tomber dans des pièges. Jusqu’à présent elle s’était toujours tirée des pires situations. On l’avait accusée de trafic de drogue, d’armes. On l’avait accusée de pratiquer le cannibalisme au cours de cérémonies secrètes, d’assister régulièrement à des sacrifices humains. Les bruits les plus odieux circulaient sur son compte. On racontait dans la bourgeoisie blanche qu’elle faisait l’amour avec un chimpanzé, qu’elle se bourrait d’aphrodisiaques et se livrait à des orgies inouïes. On disait aussi qu’elle avait tué ses parents alors que ces derniers étaient morts d’usure physiologique, l’année des huit ans de Diana. Elle avait été élevée par un oncle, petit commerçant d’une bourgade voisine. On avait acheté cet homme pour lui faire raconter n’importe quoi mais à peine avait-il touché l’argent qu’il se soûlait à mort et mourait au bout de trois jours de souffrances cruelles. Jamais le journal à scandale commanditaire de l’affaire n’avait pu enregistrer ses confidences.

— Vous la haïssez ? demanda-t-elle à Simon Borney.

— Non, mais elle n’est plus à même de conduire notre action. Nous devons la remplacer.

— Avez-vous l’intention de la tuer ? Comme Luther King ?

Il haussa les épaules :

— Le rapprochement est mal venu. Vous savez bien que nous ne sommes pas les auteurs de ce crime ?

— Vous auriez pu l’être. Pour vous, Martin Luther King n’était qu’un tiède vendu aux maîtres blancs.

Enfin ils arrivaient dans le ghetto noir et tout de suite la misère, la saleté sautaient aux yeux. Des jeunes gens inoccupés assis sur les trottoirs en bois regardaient passer les voitures. Le chômage devenait chaque jour plus cruel surtout depuis la crise de l’énergie. Certaines fabriques avaient carrément renvoyé tous les travailleurs de couleur.

— Qu’attendez-vous de moi ?

— Je vais vous l’expliquer.

Lorsqu’elle arriva chez elle, elle passa d’abord par sa salle de bains pour mouiller son visage, puis se regarda dans la glace. Son teint virait au gris, tandis que ses yeux exprimaient, outre une grande lassitude, un dégoût complet d’elle-même.

— Ella, vous êtes là ?

C’était son aide médicale Mary Hinder qui frappait à la porte. Elle ouvrit et la grosse noire la regarda avec stupeur :

— Mais qu’avez-vous ? Il vous est arrivé quelque chose ?

— Non… Un peu de fatigue.

— La salle d’attente est pleine et j’ai dû en mettre dans le petit salon. Aucune n’a voulu rentrer chez elle.

— Je vais y aller.

Mais l’aide médicale la regardait toujours avec inquiétude :

— Vous croyez que vous pourrez ? J’en ai compté dix-sept.

— Oui… Juste le temps de me reprendre un peu.

A 4 heures elle avait déjà reçu une dizaine de femmes lorsque le téléphone sonna.

— Ella, c’est moi, Billie. Petrus est parti avec ce type. Que t’a-t-il dit ?

— Cela doit rester entre nous.

— Mais les enfants ? haleta Billie.

— Ne t’inquiète pas. Tout ira bien. Ils ne sont pas en danger. Je ferai tout ce qu’ils me demanderont. Ne me demande plus rien… Ne me rappelle pas aujourd’hui… J’ai beaucoup de travail et ensuite je veux me reposer.

— Ella, qu’est-ce que je dois faire ?

— Rien.

— Mais pour les voisins. Ils vont s’étonner.

— Dis que tu as porté les gosses à la campagne. Sur mon conseil.

— On va m’accuser de les avoir vendus. Tu sais que c’est courant ? S’ils m’envoient les flics ?

— Mais non. Tu dramatises. Tout ira bien.

— Petrus m’a interdit de quitter la ville. Il a dit qu’ils auraient besoin de moi.

— Possible.

Elle raccrocha puis resta quelques secondes la tête entre ses mains avant d’aller ouvrir à la prochaine cliente. C’était une femme de trente ans qui en paraissait cinquante. Une habituée.

Vers 4 heures, malgré la lumière électrique, on n’y voyait presque rien à cause du smog. Ce mélange de fumée et de brouillard pénétrait perfidement dans les appartements, les noyait de sa présence gluante et malodorante.

Mary Hinder brancha le régénérateur d’air à ozone et tout en classant des papiers observait la gynécologue. Jamais elle ne l’avait vue dans un tel état d’abattement.

— Vous devriez aller consulter à votre tour, dit-elle. Vous êtes complètement épuisée.