— Demain ça ira mieux. Il en reste beaucoup ?
— Six. Vous irez faire vos visites à domicile ?
— Il le faut. Voulez-vous m’apporter un peu de café ?
— Tout de suite.
Avant d’aller ouvrir sa porte, elle chercha un journal sur lequel figurait Diana Jellis. Longtemps, elle contempla son beau visage, avant de recevoir une autre patiente.
Lorsqu’elle s’installa au volant de sa Simca pour ses visites il était près de 7 heures. Quelque part, à cinquante kilomètres de Los Angeles, brillait encore le soleil du mois de mai mais dans la ville c’était la nuit. Une nuit matérialisée par le smog. Des ombres fantomatiques erraient çà et là.
Elle arriva juste pour accoucher une jeune femme qui se tordait de douleur. Les gosses, le mari, les voisines encombraient son passage, ne lui servaient à rien. Elle finit par les chasser avec une colère si inattendue chez elle que tout le monde se hâta de filer. Elle mit au monde une petite fille déjà maigrichonne, déjà prise dans le moule de misère et de vexations que serait sa vie. Tout en l’essuyant elle se demanda pourquoi lui laisser la vie.
Dans la cuisine, le mari était revenu seul et empestait le rhum de mauvaise qualité.
— Vous avez une fille, lui dit-elle.
Il haussa les épaules :
— On en a déjà six.
Puis soudain il la prit dans ses bras, essaya de l’embrasser tout en projetant contre elle son bas-ventre tendu. Elle se débattit avec force, menaça de lui crever les yeux s’il ne la lâchait pas. Puis tranquillement elle termina sa tâche, retrouva sa petite voiture. Cela lui arrivait souvent. Dans ce ghetto la vitalité sexuelle demeurait presque la seule raison de continuer à vivre et elle n’éprouvait aucune colère contre l’homme. Et même durant quelques secondes un regret l’habita. Peut-être aurait-elle dû accepter, ne serait-ce que pour briser ses nerfs et échapper quelques instants à son obsession.
Lorsqu’elle eut terminé ses visites, vers 10 heures du soir, elle décida d’aller chez sa sœur manger quelque chose. L’appartement n’était pas fermé, il y avait de la lumière dans le living. Alors elle vit les vêtements sur le divan crevé, ceux de sa sœur mais aussi un pantalon d’homme et un polo sale. Et puis il y eut des gémissements de l’autre côté de la porte, dans la chambre. Billie avait retrouvé le remède à sa propre angoisse.
Elle sortit lentement, pénétra dans un bar voisin pour manger un sandwich. Le serveur la connaissait et vint bavarder avec elle. Elle passa un moment agréable avant de décider de rentrer chez elle. Avec le ralentissement de la circulation le smog se levait un peu et dans le courant de la nuit il serait balayé par les vents soufflant vers la mer. Elle roulait lentement vers son domicile.
Dans son sillage deux phares s’obstinaient à se refléter dans son rétroviseur. Elle n’y fit pas tout de suite attention mais lorsqu’elle fut certaine d’être suivie elle voulut en avoir le cœur net, tourna dans une ruelle, fit quelques détours. Les deux phares, ceux d’une voiture puissante, étaient toujours derrière. Simon Borney ne laissait rien au hasard et la faisait surveiller.
Chez elle, elle but une vodka-orange, fuma une cigarette en compulsant des revues médicales. Mais avant de se coucher elle alla jeter un coup d’œil à la rue par la fenêtre de son cabinet médical. Une longue Chevrolet stationnait le long du trottoir.
CHAPITRE III
La salle n’en finissait pas d’applaudir, de crier, de siffler. Le vacarme devint même si fort que le directeur du cinéma du quartier où se tenait la réunion craignit pour ses vieux fauteuils délabrés. Debout devant l’écran, longue et belle dans sa longue tunique blanche brodée de motifs rouges et noirs Diana Jellis souriait à ses partisans. Elle avait parlé pendant une heure, sans effort, sans mots compliqués mais sans chercher ses phrases. Les ovations montaient vers elle, la laissant indifférente en apparence mais un observateur placé près d’elle aurait pu surprendre les tressaillements de sa peau noire, les ondes profondes qui la parcouraient, le léger frémissement de ses lèvres rondes.
Depuis les coulisses Mel Santos ne la quittait pas du regard. Il sentait tout cela chez la jeune femme. Il était d’ailleurs le seul à le percevoir parce qu’il la connaissait bien, l’aimait depuis longtemps et partageait sa vie. Quant aux autres, ceux que les Blancs hostiles appelaient la « clique » à Diana, ils ne connaissaient pas tellement la nature profonde de la jeune femme. Certes ils la savaient passionnée, courageuse jusqu’à la témérité, nais aucun ne se doutait de sa sensibilité, de ses émotions secrètes.
Diana Jellis s’inclina légèrement, agita la main en signe d’adieu et se dirigea vers son ami. Elle marchait lentement comme si elle relevait de maladie. Mel Santos savait qu’une heure de discours enflammé l’épuisait et la rendait aussi faible qu’une convalescente. Leurs yeux se rencontrèrent et ils se sourient.
Pourtant devant le tumulte que créait son départ elle dut revenir saluer une dernière fois la foule. Il y avait là près de mille Noirs hommes et femmes. Beaucoup de jeunes bien sûr mais aussi des gens plus âgés et depuis quelque temps Diana Jellis notait qu’elle touchait les gens de quarante ans et plus. Phénomène récent et encore impensable six mois auparavant.
Mel lui tendit le verre d’eau glacée qu’elle but d’un trait, essuya son visage légèrement moite de transpiration.
— Ça allait ? demanda-t-elle.
— Parfait.
Comme n’importe quelle vedette du show-business elle s’inquiétait de sa prestation mais dans un but non commercial évidemment. Si on avait fait une quête c’était pour aider les internés politiques, les institutions noires, les différents services sociaux qui se créaient un peu partout jusque dans le moindre village.
— Il y en a qui veulent vous voir, vint leur dire Moron l’un des gardes du corps de la jeune femme.
— Non, pas ce soir, répondit Mel Santos. Diana est fatiguée.
— Ils sont à côté, fit Moron avec un air ennuyé.
— Je vais quand même y aller, dit la jeune femme.
Ils voulaient simplement lui serrer la main, lui parler de leur propre existence, de leur misère. Une grosse femme se jeta à son cou, lui embrassa la joue et se mit à sangloter nerveusement. Diana la consola, répondant aux autres tout en écoutant le récit de cette femme qu’elle tenait par le cou. Son mari avait été tué dans un accident du travail et l’employeur prétendait qu’il n’avait jamais travaillé pour lui. Il était impossible de prouver le contraire.
Diana se retourna pour appeler Mel de la main :
— Ecoute ça. Peut-on faire quelque chose ?
Mel était avocat spécialisé dans les conflits du travail et les libertés politiques. Il se mit à prendre des notes et Diana lui abandonna la grosse femme.
Plus loin c’étaient d’autres plaintes, d’autres récits tout aussi pitoyables. Le délégué local avait déjà constitué un dossier épais mais bien des gens venus en simples curieux à la réunion avaient été conquis par la jeune femme et venaient exposer leurs problèmes particuliers. Il y en avait qui voulaient aussi s’engager dans l’action, faire quelque chose pour que la condition des Noirs évolue. Ils venaient de découvrir le Black Power et étaient encore galvanisés par tout ce qu’ils avaient entendu au cours de la soirée.
Vers minuit ils reprirent le chemin de Los Angeles en suivant la route du bord de mer, la 101. Devant eux roulaient la Chrysler avec trois gardes du corps. Leur voiture, conduite par Moron, suivant à cinquante mètres. Mel Santos se trouvait à l’avant tandis que Diana allongée sur la banquette arrière essayait de récupérer.
— Attention, transmit la première voiture par talky-walky, il y a un barrage de flics devant nous.