Ils y étaient habitués. En général les flics du pays visité par Diana n’osaient intervenir dans le centre de la ville et se vengeaient en bloquant la chaussée. Ils en avaient pour des heures de vexations et de pourparlers.
Un gros shérif au visage rusé se pencha vers Moron qui venait de descendre la vitre.
— Les papiers de la voiture, demanda-t-il.
Il leur jeta un coup de sa torche électrique, les garda à la main et éclaira l’intérieur du véhicule. Diana, allongée à l’arrière, la nuque sur l’appuie-coude, le dévisagea calmement.
— Veuillez sortir, dit le policier. Nous devons fouiller la voiture. On nous a signalé que vous transportiez de la drogue.
— Très bien, dit Mel Santos. Mais où attendrons-nous pendant ce temps ? Mademoiselle est malade, très malade. Il lui faut un endroit chaud pour ne pas aggraver son cas.
Le shérif grimaça et grogna :
— C’est bon, elle peut rester dedans.
Devant, la Chrysler était également fouillée de fond en comble. Les gardes du corps étaient tous contre la voiture de patrouille, les bras levés, les mains appuyées sur le toit. Un policier palpait leurs vêtements.
Durant ce temps plusieurs voitures passèrent sans la moindre difficulté. Mais l’une d’elles s’immobilisa sur le bas-côté et des jeunes gens blancs en sortirent.
— Bravo, chef, dit l’un d’eux, un grand blond très joli garçon qui souriait cruellement. Je dirai à mon père que vous étiez encore debout à minuit. Vous avez trouvé quelque chose ?
— Non. Pas pour le moment.
— Dommage, fit le garçon. Où elle est, la sorcière ?
Le shérif désigna le fond de la voiture et le garçon colla son visage à la vitre. Diana ne dormait pas et le regarda si intensément qu’il ne put le supporter.
Ses compagnons, deux garçons et deux filles, ricanaient en regardant Mel Santos que les policiers fouillaient.
— Tu as vu sa gueule ? C’est le mac de la tigresse. Paraît qu’elle fait des passes à deux dollars.
— Tu n’y es pas, dit une fille qui enfonçait frileusement ses mains dans les poches de sa veste en fourrure, un dollar et dix cents.
Elle portait une mini-jupe qui découvrait toutes ses jambes et avait un petit air souffreteux.
— Ils ont trouvé un drôle de racket, fit un autre garçon. Les pauvres négros leur filent du pognon au cours des quêtes. Paraît qu’ils sont pleins aux as. Chaque soir ils raflent ainsi quelques centaines de dollars. Pas si mal, hein ?
Mel Santos restait impassible, comme ses amis d’ailleurs. Ils avaient l’habitude. En aucun moment il ne fallait répondre à la provocation, jamais. Sinon les policiers en profiteraient pour leur coller une inculpation.
Les jeunes garçons continuaient de faire des réflexions et le shérif guettait les réactions de ses supporters lorsqu’il fronça le sourcil. Un bruit lointain venait chatouiller son oreille. Il regarda vers l’agglomération et vit les nombreux phares qui luisaient.
— On dirait un convoi, murmura-t-il. Qu’est-ce que c’est que ça ?
L’une des filles commença à s’inquiéter elle aussi et attira l’attention des garçons. Le convoi se rapprochait toujours et il se composait d’une trentaine de véhicules qui faisaient un bruit terrible. Rien que des moteurs essoufflés.
— Merde, dit un flic, on dirait que tous les vieux tacots se sont donnés rendez-vous ici.
— Hé, lança un garçon en se dirigeant vers la voiture. Si vous voulez mon avis il vaut mieux filer. Voilà les Rats qui rappliquent.
Mel Santos nota l’inquiétude des policiers tandis que la voiture des voyous dorés démarrait sur les chapeaux de roues en direction de Los Angeles. Pas question pour eux de retourner chez eux et de croiser le convoi.
La première voiture s’arrêta au barrage et toutes les autres en firent autant. Un grand Noir fut le premier à sauter à terre. Il souriait largement de toutes ses dents. Il porta la main à son chapeau de toile, salua respectueusement le shérif :
— Bonsoir, chef.
Ce dernier regardait, les mâchoires crispées, tous ces Noirs qui descendaient de voiture et approchaient. Ils étaient au moins cent, peut-être plus.
— On dérange pas, chef ? On voulait simplement dire un dernier bonsoir à nos amis de Los Angeles. Voir si tout allait bien pour eux. La route est mauvaise depuis quelque temps.
D’un seul coup les policiers, trois en tout, venaient de se rabattre vers le shérif.
— Dites donc, chef, que faut-il faire ?
— Du calme, fit ce dernier entre les dents, mais sa pâleur démentait ses paroles. Surtout pas de gestes suspects.
Lui-même croisa ses bras sur sa poitrine et interpella le grand Noir d’une voix qu’il essayait d’affermir.
— Dire au revoir à vos amis ? Alors faites vite car vous obstruez la voie publique.
— Oui, chef, merci, chef, dit le grand Noir. Vous venez vous autres ?
Ils n’en finissaient pas de venir. Certainement plus de cent, peut-être cent cinquante entassés dans trente voitures pour venir jusque là.
— Je me demande, dit le chef, qui a bien pu les prévenir…
— Sont organisés, murmura un de ses hommes. On m’avait bien dit que dans le Nord un coup pareil s’était passé mais je ne voulais pas le croire.
Le grand Noir serrait la main de Mel Santos comme s’il voulait lui décrocher le bras.
— On veillait au grain, lui confia-t-il avec des clins d’œil farceurs. Sur dix kilomètres on avait disposé des guetteurs avec des vélos. En coupant à travers les vergers ils sont venus nous prévenir. Vous comprenez, on connaît notre shérif et les gens du coin. On savait bien qu’il essaierait de faire quelque chose.
— Merci, dit Mel, c’est formidable.
Diana Jellis sortit de la voiture et vint embrasser le grand diable sur les deux joues. Dégoûté, le chef de la police se dirigea vers la voiture de patrouille, s’installa à l’avant d’un air furieux.
— On rentre alors ?
— Que voulez-vous faire d’autre ? Ces types-là sont prêts à tout. Inutile de provoquer une émeute.
Diana tirait sur le champ la leçon de cette victoire et tous l’écoutaient en silence.
— Vous voyez que la violence est payante, dit-elle. Votre manifestation de ce soir était sympathique, gentillette mais, s’il n’y avait pas eu Watts, Chicago et toutes les émeutes passées, croyez-vous que le shérif se serait laissé faire ? Seulement il a eu peur et a préféré filer. Souvenez-vous-en pour l’avenir. De temps en temps il faut une flambée dont on se souvienne des années.
— Pourquoi pas la violence continue ? lança un jeune garçon avec audace.
— Parce qu’elle n’est pas payante à la longue. Elle lasse tout le monde. Si vous accumulez émeutes, incendies, grèves, vos propres amis finiront par s’en dégoûter. L’opinion ne suivra plus. Surtout dans un pays comme celui-ci.
— Que voulez-vous à la fin, riposta le jeune homme, attirer la sympathie des Blancs ?
— Pas du tout mais j’estime inutile d’être constamment dans la rébellion ouverte. Nous devons vivre aussi. Il y a des gosses à élever, à nourrir…
— On peut le faire en pillant les grands magasins. Pourquoi eux y auraient droit et pas nous ?
— Tant que les gens sont indignés, je parle des Blancs, nous ne risquons rien. Mais si un jour ils basculent dans la plus grande majorité, dans le camp des policiers, nous sommes perdus. Ne l’oubliez pas.
— Perdus pour perdus pourquoi pas le tenter ? dit encore le jeune homme.
Diana sourit et se dirigea vers la voiture après avoir agité la main.