Ils roulaient depuis un moment lorsque Mel se tourna vers elle :
— Tu dors ?
— Non. Je pense à la réflexion de ce jeune garçon. Crois-tu que je veuille attirer la sympathie des Blancs ?
— Tu ne fais rien pour cela, dit-il. Mais tu sais il y a toujours des gens pour nous trouver tièdes.
— Oui, mais c’est la première fois qu’un jeune me lance ça au visage, dit-elle soucieuse. J’ai peut-être eu tort de vouloir rencontrer ce vieux sénateur.
— Cela ne t’engage à rien.
— Oui, mais est-ce que les autres le comprendront ? N’y verront-ils pas le signe d’un compromis avec le pouvoir blanc ?
— C’est lui qui t’a proposé cette rencontre.
— J’aurais dû la refuser.
— Nous en avons discuté longuement, lui rappela-t-il. Tu as accepté, en définitive.
— Oui, soupira-t-elle en s’allongeant.
Bientôt ils atteignirent Los Angeles puis pénétrèrent dans le quartier de Watts. Diana s’était endormie dans la dernière partie du trajet et elle fut surprise lorsque Mel la réveilla. Ils habitaient un appartement au premier étage d’un vieil immeuble. Seul Moron avait une chambre directement chez eux, les autres gardes du corps habitant sur le palier. En principe Diana ne risquait rien au sein du ghetto noir mais rien n’empêchait leurs ennemis d’embaucher un tueur noir qui pourrait parvenir jusqu’à elle.
— J’ai faim, dit-elle. Vous voulez quelque chose vous autres ?
Ils voulaient. Elle prépara des œufs avec du bacon, fit du café pas trop fort pour pouvoir dormir ensuite. Elle apportait l’immense plat sur la table lorsque le téléphone sonna. Mel décrocha et n’interrompit son correspondant que très rarement.
— Merci, dit-il.
Lorsqu’il revint il paraissait songeur.
— Qu’y a-t-il ?
— Un informateur me signale la présence d’une bande de types qui ne sont pas du quartier.
— Des Noirs ?
— Bien sûr, mais élégants et au teint très sombre.
Sans s’émouvoir Diana commençait à partager les œufs et le jambon.
— Des Africains ? demanda-t-elle.
— Il semble.
— Nombreux ?
— Au moins quatre. Et on a vu Petrus Lindson avec eux.
Elle posa la fourchette sur ses œufs et se versa un grand bol de café qu’elle buvait sans sucre. Ils comprirent que le nom de Petrus Lindson mêlé à cette affaire l’inquiétait.
— Il avait disparu depuis plusieurs années. En 1970, il avait essayé de soulever de nouveau le quartier mais les gens se méfiaient de lui, dit-elle. Il a appartenu à diverses formations et on l’a souvent considéré comme un mouchard et un indicateur.
— Exact, dit Moron. Il a même failli se faire descendre par les Blacks Muslims mais il a réussi à sauver sa peau je ne sais comment. Le personnage est douteux. En même temps c’est un provocateur né. Durant les émeutes de 65 on le voyait partout. Il a fait du bon travail. Du trop bon travail même. On affirme qu’il s’est rempli les poches dans certaines boutiques pillées. Il allait directement à la caisse lui, pas vers les boîtes de lait ou les paquets de biscuits.
Ils mangèrent en silence puis allumèrent des cigarettes.
— Faudrait peut-être le retrouver, dit Mel Santos.
Moron hocha la tête, se tourna vers ses hommes :
— Personne n’a de tuyaux ?
— On pourra en savoir plus long demain matin, dit l’un d’eux. Maintenant il serait peut-être malsain d’aller faire des recherches.
— Tu as raison, dit Moron. Mais je suis curieux de savoir qui sont ces types. Normalement, s’il s’agit d’une délégation d’un pays africain, ils auraient dû chercher à te rencontrer.
Il se tournait vers Diana Jellis.
— Pas forcément, fit-elle en tirant sur sa cigarette la tête un peu penchée.
— En ce moment tu es le centre d’intérêt de Los Angeles et des U.S.A. pour toute la population noire.
C’était si vrai qu’elle devait se rendre à New York à l’O.N.U. pour rencontrer chaque mois les délégués des pays africains et des pays d’Asie, mais ces derniers venaient rarement dans les ghettos noirs voir comment vivaient leurs frères de race.
— Il s’agit peut-être de gangsters, dit Moron. J’ai entendu parler qu’une organisation noire parallèle à la Maffia s’était constituée sur la côte Est. Possible qu’ils essayent de s’étendre dans le coin.
— De toute façon il faudra veiller au grain, dit Mel Santos. On ne va pas laisser ces gars s’installer dans le coin.
Il vida sa tasse de café, se leva.
— Maintenant on va aller se coucher. Demain nous avons du boulot. Il faut passer à l’imprimerie pour la mise en page du journal. Il y a aussi des tracts à préparer au sujet des deux Noirs assassinés à San Francisco.
— A demain, dit Moron.
CHAPITRE IV
Les Score habitaient un petit pavillon en bois dans un lotissement de Jefferson City, la banlieue ouvrière de Los Angeles. Plusieurs centaines de maisons identiques les entouraient mais les Score s’en moquaient. Nelly s’arrangeait pour rendre leur intérieur agréable et différent. Ils avaient planté des arbres fruitiers sur la pelouse et étaient parvenus à donner un certain cachet à leur petit domaine.
Nelly se levait la première à cause des gosses qu’il fallait envoyer à l’école. Elle les préparait, les conduisait jusqu’à l’arrêt du car scolaire et une fois certaine qu’ils ne risquaient rien en compagnie de leurs petits camarades elle revenait vers la maison en hâte. Elle aimait faire l’amour avec son mari lorsque ce dernier s’attardait au lit, ce qui lui arrivait plusieurs fois par semaine.
Lorsqu’on demandait à Nelly la profession de son mari, elle répondait invariablement qu’il était représentant de commerce pour une grosse fabrique de boutons. Ce qui expliquait que Stewe n’emportait jamais qu’une simple serviette lorsqu’il partait de chez lui et non de grosses valises. Sa collection se composait, disait-elle, d’une trentaine de cartons sur lesquels étaient fixés les boutons. Les voisines se disaient entre elles que Stewe Score devait gagner beaucoup d’argent et assez facilement puisque sa famille ne manquait de rien. Outre deux téléviseurs couleur ils possédaient deux voitures, et même une piscine gonflable pour les gosses.
En fait, ce qu’elles ignoraient, c’est que Nelly Score ne savait pas comment son mari gagnait son argent. Il lui donnait cent dollars par semaine, en plaçait autant à la banque pour les frais généraux. Ils avaient même des économies. Deux jours par semaine Stewe prenait la voiture pour se rendre à Los Angeles. Elle ne savait où, n’avait jamais essayé de le suivre. Elle pensait que son mari jouait aux courses et avait beaucoup de chance. Ces deux jours n’étaient jamais les mêmes. Ce pouvait être le lundi et le jeudi, le mardi et le vendredi ou le mercredi et le samedi. Si on s’étonnait dans le quartier que son mari travaille le premier jour de chaque week-end elle répondait que les commerçants, eux, restaient ouverts.
Ce matin-là elle se hâta de faire du bon café noir comme l’aimait Stewe, plaça deux tasses sur un plateau, le sucre, et passa dans la chambre à coucher. Son mari dormait encore. En souriant elle posa le plateau sur la table de chevet, s’agenouilla au bord du lit pour contempler l’homme de sa vie. Stewe était très beau. Blond, le visage régulier mais pas du tout efféminé, le menton volontaire. Et puis il avait un corps très viril, des épaules larges, musclées, des hanches étroites, des cuisses robustes de joueur de base-ball. C’était vraiment un magnifique spécimen d’humanité. Sa peau toujours un peu dorée était douce sous les doigts et les lèvres comme celle d’une femme et son contact même après dix ans de mariage troublait toujours Nelly.