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Frédéric Martel

SODOMA

Note de l’auteur et des éditeurs

Sodoma est publié simultanément en huit langues et dans une vingtaine de pays par les maisons d’édition suivantes : Robert Laffont en France ; Feltrinelli en Italie ; Bloomsbury au Royaume-Uni, aux États-Unis et en Australie. Il paraît également chez Agora en Pologne, Roca Editorial en Espagne et en Amérique latine, Balans aux Pays-Bas, en Roumanie et Sextante Editora au Portugal. L’ouvrage est édité, au niveau international, par Jean-Luc Barré.

Ce livre s’appuie sur un grand nombre de sources. Au cours de l’enquête de terrain qui a duré plus de quatre années, près de 1 500 personnes ont été interrogées au Vatican et dans trente pays : parmi elles, 41 cardinaux, 52 évêques et monsignori, 45 nonces apostoliques et ambassadeurs étrangers, et plus de deux cents prêtres et séminaristes. Tous ces entretiens ont eu lieu sur le terrain (en face à face, aucun par téléphone ni e-mail). À ces sources de première main s’ajoute une vaste bibliographie de plus d’un millier de références, livres et articles. Enfin, une équipe de 80 « researchers », correspondants, conseillers, fixeurs et traducteurs a été mobilisée pour mener à bien les recherches de ce livre effectuées dans ces trente pays.

L’ensemble de ces sources, les notes, la bibliographie, l’équipe de researchers, et trois chapitres inédits, trop longs pour figurer ici, ont été regroupés dans un document de 300 pages accessible sur Internet. Ce codex « Sodoma » est disponible en ligne : www.sodoma.fr ; des mises à jour seront également publiées avec le hashtag #sodoma sur la page Facebook de l’auteur : @fredericmartel ; sur le compte Instagram : @martelfrederic et sur le fil Twitter : @martelf

Prologue

— IL FAIT PARTIE DE LA PAROISSE, me chuchote à l’oreille le prélat, avec une voix de conspirateur.

Le premier à avoir employé cette expression codée devant moi est un archevêque de la curie romaine.

— Vous savez, il est très pratiquant. Il est de la paroisse, a-t-il insisté à voix basse, en me parlant des mœurs d’un célèbre cardinal du Vatican, ancien « ministre » de Jean-Paul II, que nous connaissions bien, lui et moi.

Avant d’ajouter :

— Et si je vous racontais ce que je sais, vous ne le croiriez pas !

Et, bien sûr, il a parlé.

Nous allons croiser plusieurs fois, dans ce livre, cet archevêque, le premier d’un long cortège de prêtres qui m’ont décrit la réalité que je pressentais, mais que beaucoup prendront pour une fiction. Une féerie.

— Le problème, c’est que si vous dites la vérité sur le « placard » et les amitiés particulières au Vatican, on ne vous croira pas. On dira que c’est inventé. Car ici, la réalité dépasse la fiction, m’a confié un prêtre franciscain qui, lui aussi, travaille et vit à l’intérieur du Vatican depuis plus de trente ans.

Ils furent nombreux, pourtant, à me décrire ce « placard ». Certains s’inquiétaient de ce que j’allais révéler. D’autres m’ont dévoilé les secrets en chuchotant, puis, bientôt, à haute voix les scandales. D’autres encore se sont montrés bavards, excessivement bavards, comme s’ils avaient attendu toutes ces années pour pouvoir enfin sortir du silence. Une quarantaine de cardinaux et des centaines d’évêques, de monsignori, de prêtres et de « nonces » (les ambassadeurs du pape) ont accepté de me rencontrer. Parmi eux, des homosexuels assumés, présents chaque jour au Vatican, m’ont fait pénétrer leur monde d’initiés.

Secrets de polichinelle ? Rumeurs ? Médisances ? Je suis comme saint Thomas : j’ai besoin de vérifier pour croire. Il m’a donc fallu enquêter longuement et vivre en immersion dans l’Église. Je me suis installé à Rome, une semaine chaque mois, logeant même régulièrement à l’intérieur du Vatican grâce à l’hospitalité de hauts prélats qui, parfois, se révélaient être eux-mêmes « de la paroisse ». J’ai également voyagé dans plus de trente pays à la rencontre des clergés d’Amérique latine, d’Asie, des États-Unis ou du Moyen-Orient pour recueillir plus d’un millier de témoignages. Durant cette longue enquête, j’ai passé près de cent cinquante nuits chaque année en reportage, hors de chez moi, hors de Paris.

Jamais, pendant ces quatre années d’investigation, je n’ai dissimulé mon identité d’écrivain, de journaliste et de chercheur pour approcher des cardinaux et des prêtres, parfois réputés inabordables. Tous les entretiens réalisés ont eu lieu sous mon nom véritable et il suffisait à mes interlocuteurs de faire une brève recherche sur Google, Wikipédia, Facebook ou Twitter pour connaître les détails de ma biographie d’écrivain et de grand reporter. Souvent, ces prélats, petits et grands, m’ont dragué sagement, et quelques-uns – à leur corps très peu défendant – activement ou plus intensément. Cela fait partie des risques du métier !

Pourquoi ceux qui avaient l’habitude de se taire ont-ils accepté de rompre l’omerta ? C’est l’un des mystères de ce livre et sa raison d’être.

Ce qu’ils m’ont dit a longtemps été indicible. Un tel ouvrage aurait été difficilement publiable il y a vingt ou seulement dix ans. Longtemps, les voies du Seigneur sont restées, si j’ose dire, impénétrables. Elles le sont moins aujourd’hui parce que la démission de Benoît XVI et la volonté de réforme du pape François contribuent à libérer la parole. Les réseaux sociaux, l’audace accrue de la presse, et les innombrables scandales « de mœurs » ecclésiastiques ont rendu possible, et nécessaire, de révéler aujourd’hui ce secret. Ce livre ne vise donc pas l’Église dans son ensemble, mais un « genre » très particulier de communauté gay ; il raconte l’histoire de la composante majoritaire du collège cardinalice et du Vatican.

Bien des cardinaux et des prélats qui officient à la curie romaine, la majorité de ceux qui se réunissent en conclave sous les fresques de la chapelle Sixtine peinte par Michel-Ange, l’une des scènes les plus grandioses de la culture gay, peuplée de corps virils entourés des Ignudi, ces robustes éphèbes dénudés, partagent les mêmes « inclinations ». Ils ont un « air de famille ». Avec une référence plus disco queen, un prêtre m’a soufflé : « We are family ! »

La plupart des monsignori qui ont pris la parole au balcon de la Loggia de Saint-Pierre, entre le pontificat de Paul VI et celui de François, pour annoncer tristement la mort du pape ou lancer avec une franche gaieté Habemus papam !, ont en commun un même secret. È bianca !

« Pratiquants », « homophiles », « initiés », « unstraights », « mondains », « versatiles », « questioning », « closeted » ou simplement « dans le placard » : le monde que je découvre, avec ses cinquantes nuances de gay, dépasse l’entendement. L’histoire intime de ces hommes qui donnent une image de piété en public et mènent une autre vie en privé, si dissemblables l’une de l’autre, est un écheveau complexe à démêler. Jamais peut-être les apparences d’une institution ne furent aussi trompeuses, et trompeuses aussi les professions de foi sur le célibat et les vœux de chasteté qui cachent une tout autre réalité.

LE SECRET LE MIEUX GARDÉ DU VATICAN n’en est pas un pour le pape François. Il connaît sa « paroisse ». Il a compris depuis son arrivée à Rome qu’il avait affaire à une corporation assez extraordinaire en son genre et qui ne se limite pas, comme on l’a cru longtemps, à quelques brebis égarées. Il s’agit d’un système ; et d’un bien vaste troupeau. Combien sont-ils ? Peu importe. Affirmons simplement ceci : ils représentent la grande majorité.