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Plus rationnel dans sa critique, le père Antonio Spadaro, un jésuite considéré comme l’une des éminences grises du pape, avec lequel j’ai régulièrement discuté au siège de la revue La Civiltà Cattolica, dont il est le directeur, m’explique :

— Le cardinal Burke a pris la tête de l’opposition au pape. Ces opposants sont très véhéments, et parfois très riches, mais ils ne sont pas très nombreux.

Un vaticaniste m’a dévoilé le surnom dont le cardinal américain, petit homme trapu, serait affublé au sein de la curie : « The Wicked Witch of the Midwest ». Pourtant, face à cette éminence rebelle qui veut défendre la tradition, le pape François ne joue pas, lui, avec les mots. Sous l’apparence d’un homme souriant et jovial, c’est un dur. « Un sectaire », disent ses détracteurs, fort nombreux désormais au Vatican.

Le saint-père a sanctionné le cardinal Burke, limogé sans préavis de son poste de préfet en charge du Tribunal suprême de la Signature apostolique, la juridiction d’appel du Vatican. Lot de consolation : il fut ensuite nommé, promoveatur ut amoveatur (promu pour s’en débarrasser), représentant du pape auprès de l’ordre de Malte. Avec le titre ronflant de « Cardinalis Patronus »◦– le cardinal patron de l’ordre –, Burke a continué à défier le successeur de Pierre, ce qui lui a valu une nouvelle mise en garde du souverain pontife, le jour de ma venue, justement.

À l’origine de ce nouvel affrontement◦– cela ne s’invente pas : une distribution de préservatifs ! L’ordre de Malte, ordre religieux souverain, mène des actions caritatives dans de nombreux pays. En Birmanie, certains de ses membres auraient distribué des préservatifs à des personnes séropositives pour éviter de nouvelles contaminations. Au terme d’une enquête interne rock’n’ roll, le « grand maître » a accusé son numéro deux, le « grand chancelier », d’avoir autorisé ladite campagne de capotes. L’humiliation n’est pas incompatible avec le catholicisme, pasolinienne, bien qu’elle n’atteigne que rarement Salò o le 120 giornate di Sodoma. Le premier a démis le second de ses fonctions, en présence du représentant du pape : le cardinal Burke.

La messe est dite ? Elle monte plutôt d’un cran lorsque le pape apprend que des règlements de comptes entre homosexuels ont pu jouer un rôle dans ce dossier et comprend l’arrière-plan financier de la polémique (une cagnotte de 110 millions d’euros abritée discrètement dans un compte à Genève et que les prélats se disputent).

Fort mécontent, François convoque Burke pour demander des explications et décide de réinstaller de force le grand chancelier, en dépit de l’opposition frontale du grand maître qui invoque la souveraineté de son organisation et le soutien de Burke. Ce bras de fer qui a tenu en haleine la curie s’est achevé par la démission du grand maître et la mise sous tutelle de l’Ordre. Quant à Burke, sévèrement désavoué, s’il a conservé son titre, il a été démis de ses pouvoirs, transférés au substitut du pape. « Le saint-père m’a laissé le titre de Cardinalis Patronus, mais je n’ai plus la moindre fonction désormais. Je ne suis même plus informé, ni par l’ordre de Malte, ni par le pape », se lamentera Burke par la suite.

C’est durant l’un des épisodes de cette véritable série télévisée rocambolesque, alors même que Burke était convoqué par l’entourage du pape, que j’ai rendez-vous avec lui. Et pendant qu’on fait la leçon à Burke, j’attends le cardinal chez lui, seul, dans son antichambre.

EN RÉALITÉ, JE NE SUIS DÉJÀ PLUS SEUL. Daniele Particelli a fini par me rejoindre. Ce jeune journaliste italien m’a été recommandé quelques mois auparavant par des confrères chevronnés et il m’accompagne fréquemment dans mes entretiens. Researcher et traducteur, fixeur opiniâtre, Daniele, que nous croiserons régulièrement dans ce livre, sera mon principal collaborateur à Rome pendant près de quatre ans. Je me souviens encore de notre première conversation :

— Je ne suis pas croyant, m’a-t-il dit, ça me permet d’avoir l’esprit plus ouvert et plus libre. Je m’intéresse à tout ce qui concerne la communauté LGBTQ ici à Rome, les soirées, les apps et la scène gay underground. Je suis aussi très porté sur le numérique, je suis très geek, très digital. J’aimerais devenir un meilleur journaliste et apprendre à raconter des histoires.

C’est ainsi que notre collaboration professionnelle a commencé. Le boyfriend de Daniele cultivait des espèces de plantes exotiques ; lui-même devait s’occuper chaque soir d’Argo, un chien de race Welsh Corgi Pembroke, qui nécessitait un traitement particulier. Le reste du temps, il était libre pour enquêter à mes côtés.

Avant Daniele, j’ai approché d’autres journalistes romains pour m’aider dans mes investigations, mais tous se sont révélés insouciants ou distraits ; trop militants ou trop peu. Daniele aimait mon sujet. Il n’avait ni revanche à prendre sur l’Église, ni indulgence à son égard : il voulait juste faire un travail de journaliste de manière neutre, sur le modèle, m’a-t-il dit, des bons articles du New Yorker et de ce qu’on appelle la « narrative non fiction » ; cela correspondait à mon projet. Il aspirait à faire du « straight journalism », comme on dit aux États-Unis : du journalisme factuel, les faits, rien que les faits, et le « fact-checking ». Il n’aurait jamais imaginé que le monde qu’il allait découvrir à mes côtés serait à ce point invraisemblable et si peu « straight ».

— Je m’excuse. Son Éminence m’a fait savoir qu’elle aurait encore un peu de retard, vient nous expliquer à nouveau l’assistant de Burke, don Adriano, visiblement gêné.

Pour meubler la conversation, je lui demande si nous sommes dans l’appartement du cardinal ou dans son bureau.

— Son Éminence n’a pas de bureau, me répond le jeune prêtre. Elle travaille chez elle. Vous pouvez continuer à l’attendre ici.

L’antichambre du cardinal Burke, une vaste garçonnière que j’ai fixée dans ma mémoire à jamais, est une sorte de salon, à la fois classique, luxueux et terne. On dit « bland » en américain : fade. Au milieu de la pièce : une table en bois foncé, copie moderne d’un modèle ancien, disposée sur un tapis assorti au mobilier ; tout autour, quelques fauteuils d’apparat rouges, jaunes et beiges en bois sculpté, dont les accotoirs galbés sont ornés de têtes de sphinx ou de lions à crinière. Sur une commode, une bible ouverte sur un lutrin ; sur la table, une composition de cônes de pin séchés, tressés et collés les uns aux autres◦– art ornemental des vieux dandys. Un abat-jour compliqué. Quelques pierreries et statues religieuses affreuses. Et des napperons ! Aux murs, une bibliothèque aux étagères bien garnies et un immense portrait d’ecclésiastique. Le portrait de Burke ? Non◦– mais l’idée me traverse l’esprit.

Je devine que Burke est un héros pour son jeune assistant qui doit certainement l’idolâtrer◦– le mot est plus beau en américain : « to lionize ». Je tente d’engager la conversation sur le sexe des anges, mais don Adriano se révèle timide et peu bavard, avant de nous laisser seuls, une nouvelle fois.

L’attente devenant pesante, je sors finalement du salon. J’erre un peu dans l’appartement du cardinal. Soudain, je tombe sur un autel particulier dans un décor de faux iceberg, un retable en forme de triptyque coloré, comme une petite chapelle ouverte, agrémentée d’une guirlande illuminée qui clignote, avec, posé en son milieu, le célèbre chapeau rouge du cardinal. Un chapeau ? Que dis-je : une coiffe ! [https://www.bookys-gratuit.org/]

Me reviennent alors en mémoire les photos extravagantes de Raymond Leo Burke, si souvent raillées sur Internet : le cardinal diva ; le cardinal dandy ; le cardinal drama queen. Il faut les voir pour y croire. À les regarder, on commence à imaginer le Vatican sous un autre jour. Se moquer de Burke est presque trop facile !