Выбрать главу

Mon image préférée du prélat américain n’est pas la plus spectaculaire. On y voit le cardinal de soixante-dix ans assis sur un trône vert asperge deux fois plus grand que lui, entouré de draps argentés. Il porte une mitre jaune fluorescent en forme de haute tour de Pise et de longs gantelets bleu turquoise qui lui font comme deux mains de fer ; sa mosette est vert chou, brodée de jaune, doublée d’une chape vert poireau révélant un rochet de dentelle rouge grenat violacé. Les couleurs sont inattendues ; l’accoutrement inimaginable ; l’image excentrique et « camp ». Il est facile de caricaturer une caricature.

Don Adriano me surprend en train de méditer devant le chapeau rouge du cardinal et m’oriente, avec sa douceur de chambellan, vers les toilettes que je cherche.

— Par ici, murmure-t-il, en me lançant un regard complice.

Pendant que Son Éminence Burke se fait rabrouer par François, me voici donc dans sa salle de bains, le lieu de ses ablutions. Une étrange pièce d’eau, digne d’un resort spa de luxe, chauffée comme dans un sauna. Les savons de marque, aux parfums subtils, sont rangés à la japonaise et les petites serviettes pliées sur les moyennes, elles-mêmes rangées sur les grandes, et les grandes sur les Très grandes. Le papier toilette est neuf, serti d’une protection qui en garantit l’immaculée pureté. En sortant, dans le couloir je découvre des dizaines de bouteilles de champagne. Du champagne de marque ! Mais pourquoi diable un cardinal a-t-il besoin de tant d’alcool ? La frugalité n’est-elle pas inscrite dans les évangiles ?

À quelques pas, je devine une armoire à glace, ou bien est-ce une psyché, ces grands miroirs inclinables qui permettent de se voir en totalité, ce qui m’enchante. Si j’avais fait l’expérience d’ouvrir les trois portes en même temps, je me serais vu comme le cardinal chaque matin : sous toutes les coutures, environné de son image, enlacé de lui-même.

Devant l’armoire : de superbes sacs rouges, tout juste arrivés du magasin◦– est-ce encore Gammarelli, le couturier des papes ? À l’intérieur de ces boîtes à chapeaux : les coiffes du cardinal, ses manteaux en fausse fourrure et ses tenues aux volumes « enlarged ». J’ai l’impression d’être dans les coulisses du filmFellini Roma, où se prépare l’extravagant défilé de mode ecclésiastique. Bientôt vont surgir des prêtres énamourés en patins à roulettes (pour aller plus vite au paradis) ; des bonnes sœurs à cornettes ; des prêtres en robe de mariée ; des évêques aux illuminations clignotantes ; des cardinaux déguisés en lampadaires ; et, le clou du spectacle, le Roi-Soleil en grand apparat, enguirlandé de miroir et de lumières. (Le Vatican a demandé la censure du film en 1972, même s’il continue à tourner en boucle, comme on me l’a confirmé, dans les chambrées gay-friendly de certains séminaires.)

La penderie de l’éminence américaine ne m’a pas livré tous ses secrets. Don Adriano, surintendant préposé à la garde-robe du cardinal, m’a reconduit dans le salon sagement, mettant fin à mon exploration, me privant de voir la fameuse cappa magna du cardinal.

Burke est connu pour porter cet accoutrement d’un autre temps. Les photos où il s’habille de ce vêtement de chœur, dédié aux cérémonies, sont devenues célèbres. L’homme est grand ; en cappa magna, il devient géant◦– on dirait une dame viking ! Performance. Happening. Dans sa longue robe bouffe (il semble vêtu d’un rideau), Burke parade et montre tout à la fois son plumage et son ramage.

Cette jaquette flottante est une chape de soie moirée rouge, recouverte d’un chaperon boutonné derrière le cou, fermée par-devant (les mains sortent d’une fente) et comportant une queue variable, dit-on, selon la dignité. La « queue » de Burke fait, selon les occasions, jusqu’à douze mètres de long. Le cardinal « larger than life » cherche-t-il ainsi à s’agrandir à mesure que le pape tente de le rapetisser ?

François, qui n’a pas peur d’affronter la noblesse de robe du Vatican, aurait fait savoir à Burke qu’il n’était plus question de porter la cappa magna à Rome. « Le carnaval est terminé ! » aurait-il dit, selon une formule rapportée par les médias, mais qui, hélas, comme souvent les plus belles répliques, pourrait être apocryphe. Le pape ne goûte pas, comme son prédécesseur, les frous-frous et les franges des cardinaux « tradi ». Il veut raccourcir leurs robes. Au vrai, ce serait dommage que Burke lui obéisse : ses portraits sont si hétérodoxes.

Sur Internet, les photos de ses accoutrements font fureur. Ici, on le voit porter le galero cardinalice, un large chapeau rouge à glands qui fut abandonné par la quasi-totalité des prélats après 1965, mais que Burke continue à soutenir même si celui-ci lui donne, à presque soixante-dix ans, l’air d’une vieille femme vindicative. À l’ordre de Malte, où il scandalise moins dans une secte rituelle qui compte, elle aussi, ses capes, ses croix et ses propres regalia, il peut se vêtir comme il sied à un homme du Moyen Âge, sans risquer d’émouvoir ses sectateurs.

Là, Son Éminence porte des robes à vertugadin qui lui donnent de l’ampleur et cachent ses bourrelets. Sur cette autre photo, il détonne avec sa chape et une épaisse hermine blanche autour du cou, qui lui fait un triple menton. Ici encore, il sourit avec des jarretières au-dessus du genou et des bas au-dessous, qui rappellent ceux du roi de France avant la guillotine. Souvent, on le voit entouré de jeunes séminaristes qui lui baisent la main◦– magnifiques au demeurant, tant notre Hadrien semble avoir le culte de la beauté grecque, qui, on le sait, fut toujours plus mâle que femelle. Faisant à la fois l’admiration et la risée de Rome, Burke apparaît toujours bien entouré de chaperons obséquieux, d’Antinoüs à genoux devant lui ou de garçons d’honneur portant la longue traîne rouge de sa cappa magna, tels les enfants de chœur d’une nouvelle mariée. Quel spectacle ! Le cardinal en jupe soufflette ses éphèbes, et les pages, en retour, ajustent sa robe retroussée ! Il me fait penser à l’infante Marguerite dans Les Ménines de Velázquez !

À vrai dire, je n’ai jamais vu une chose aussi fantasque. Devant cet homme déguisé pour afficher sa virilité, on flotte, on s’interroge, on y perd son latin. Girly ? Tomboy ? Sissy ? Les mots manquent, même en anglais, pour décrire ce cardinal drapé dans ses atours féminins. La théorie du genre, la voici ! Telle que Burke l’a naturellement vilipendée : « La théorie du genre est une invention, une création artificielle. C’est une folie qui causera d’immenses malheurs dans la société et dans la vie de ceux qui soutiennent cette théorie… Certains hommes insistent [aux États-Unis] pour entrer dans les toilettes pour les femmes. C’est inhumain », n’a pas craint d’expliquer le cardinal dans une interview.

Burke n’est pas à une contradiction près. En la matière, il met la barre très haut. Il peut se balader toutes voiles dehors, en cappa magna, en robe extralongiligne, dans une forêt de dentelle blanche ou vêtu d’un long manteau en forme de robe de chambre, tout en dénonçant à longueur d’interview, au nom de la tradition, une « Église devenue trop féminisée ».

— Le cardinal Burke est ce qu’il dénonce, résume sévèrement un proche de François.

Lequel estime que le pape pensait peut-être à lui lorsqu’il a dénoncé les prélats « hypocrites » aux « âmes maquillées ».

— C’est un fait, Burke se sent aujourd’hui isolé au sein du Vatican. Mais il est unique, plutôt que seul, corrige l’anglais Benjamin Harnwell, l’un de ses fidèles, que j’ai interviewé à cinq reprises.