Sans doute le prélat peut-il encore compter sur quelques amis qui tentent de l’égaler par leurs accoutrements rouge vif, jaune caca d’oie ou marron glacé : le cardinal espagnol Antonio Cañizares, le cardinal italien Angelo Bagnasco, le cardinal sri-lankais Albert Patabendige, le patriarche et archevêque de Venise Francesco Moraglia, l’archevêque argentin Héctor Aguer, l’évêque américain Robert Morlino ou suisse Vitus Huonder, qui tous font avec lui des concours de cappa magna. Mais l’espèce est en voie de disparition. Ces « self-caricatures » pourraient encore tenter leur chance à la Drag Race, la téléréalité qui élit la plus belle drag-queen des États-Unis, mais à Rome ils ont tous été marginalisés ou démis de leurs fonctions par le pape.
Ses partisans au saint-siège assurent que Burke « redonne de la spiritualité à notre époque », mais évitent de s’afficher avec lui ; le pape Benoît XVI, qui l’a fait venir à Rome parce qu’il le jugeait bon canoniste, est resté silencieux quand il a été puni par François ; les détracteurs de Burke, qui ne veulent pas être cités, me soufflent qu’il a « un grain » et font courir quelques rumeurs mais sans qu’aucun, à ce jour, ait apporté la moindre preuve d’une réelle ambiguïté. Disons seulement que, comme tous les hommes d’Église, Burke est « unstraight » (un joli néologisme américain inventé par l’écrivain de la Beat Generation Neal Cassady, dans ses lettres à son ami Jack Kerouac, pour désigner un non-hétérosexuel ou un abstinent).
Ce qui donne à Burke son éclat, c’est son apparence. À rebours de la plupart de ses coreligionnaires qui croient pouvoir dissimuler leur homosexualité en multipliant les déclarations homophobes, il pratique, lui, une forme de sincérité. Il est anti-gay et sévit au grand jour. Il ne cherche pas à cacher ses goûts : il les affiche avec affectation et provocation. Rien d’efféminé chez Burke : il s’agit, dit-il, de respecter la tradition. Il n’empêche : le cardinal évoque irrésistiblement dans ses accoutrements vestimentaires et son allure insolite une drag-queen !
Julian Fricker, un artiste drag allemand qui tente de renouer avec des spectacles transformistes d’un haut niveau d’exigence artistique, m’explique, lors d’un entretien à Berlin :
— Ce qui me frappe lorsque j’observe la cappa magna, les robes ou le chapeau surmonté d’ornements floraux de cardinaux comme Burke, c’est l’exagération. Plus c’est grand, plus c’est long, plus c’est haut, mieux c’est : une théâtralité très typique des codes drag-queen. Il y a cette « extravaganza » et cette artificialité démesurée, le rejet de la « realness » (réalité), dont on parle dans le jargon drag, pour qualifier ceux qui veulent se parodier eux-mêmes. Il y a une certaine ironie « camp » aussi, par le choix des robes de ces cardinaux, que l’androgyne Grace Jones ou Lady Gaga aurait pu porter. Ces religieux semblent jouer avec la théorie du genre et les identités qui ne sont pas fixes, mais fluides et queers.
Burke n’est pas commun. Ni ordinaire, ni médiocre. Il est complexe, singulier◦– donc fascinant. C’est une bizarrerie. Une sorte de chef-d’œuvre. Oscar Wilde aurait adoré.
LE CARDINAL BURKE est le porte-parole des « tradi » et le chef de file de l’homophobie au sein de la curie romaine. Sur la question, il a multiplié les déclarations retentissantes, collectionnant les perles d’un véritable chapelet anti-gay. « Il ne faut pas, a-t-il dit en 2014, inviter les couples gays aux dîners de famille lorsque des enfants sont présents. » Une année plus tard, il a considéré que les homosexuels qui vivent en couple stable ressemblent à « ces criminels qui ont assassiné quelqu’un et tentent d’être aimables avec les autres hommes ». Il a dénoncé « le pape qui n’est pas libre de changer les enseignements de l’Église au regard de l’immoralité des actes homosexuels ou de l’indissolubilité du mariage ».
Dans un livre d’entretiens, il a même théorisé l’impossibilité de l’amour entre personnes de même sexe : « Quand on parle de l’amour homosexuel comme d’un amour conjugal, c’est impossible parce que deux hommes ou deux femmes ne peuvent vivre les caractéristiques de l’union conjugale. » Pour lui, l’homosexualité est un « grave péché » car elle est, selon une formule classique du catéchisme catholique, « intrinsèquement désordonnée ».
— Burke s’inscrit dans la ligne traditionnaliste du pape Benoît XVI, me dit l’ancien prêtre Francesco Lepore. Je suis très hostile à ses positions mais je dois reconnaître que j’apprécie sa sincérité. Je n’aime pas les cardinaux qui tiennent un double discours. Burke est l’un des rares à avoir le courage de ses opinions. C’est un opposant radical au pape François et il a été sanctionné pour cela.
Obsédé par l’« agenda homosexuel » et la théorie du genre, le cardinal Burke a dénoncé, aux États-Unis, les « gay days » de Disneyland et l’autorisation faite aux hommes de danser entre eux à Disney World. Quant au « same-sex marriage », c’est clairement pour lui « un acte de défi à Dieu ». Dans un entretien, il précise à propos du mariage gay que « ce type de mensonge ne pouvait avoir qu’une origine diabolique : Satan ».
Le cardinal mène sa propre croisade. En Irlande, en 2015, lors du référendum sur le mariage, ses remarques durant les débats ont été à ce point violentes qu’elles ont obligé le président de la Conférence épiscopale irlandaise à se désolidariser de lui (le « oui » l’a emporté par 62 % contre 38 %).
À Rome, Burke ressemble à un éléphant dans un magasin de porcelaine : son homophobie est telle qu’elle dérange même les cardinaux italiens les plus homophobes. Son « hetero-panic » légendaire, expression caractéristique d’un hétérosexuel qui exagère tant sa peur de l’homosexualité qu’il en arrive à susciter des doutes sur ses propres inclinations, fait sourire. Sa misogynie irrite. La presse italienne moque ses prétentions bas-bleu, ses robes couleur crocus et son catholicisme de dentelle.
Lors de la visite de François à Fátima, au Portugal, le cardinal Burke est allé jusqu’à provoquer le pape en récitant de façon éhontée son rosaire, le chapelet plein les mains, feuilletant la Vulgate, pendant que le pape prononçait son homélie : la photo de ce geste de dédain a fait la une de la presse portugaise.
— Avec un pape sans chaussures rouges et sans habits excentriques, Burke devient littéralement fou, ironise un prêtre.
— POURQUOI Y A-T-IL TANT D’HOMOSEXUELS, ici au Vatican, parmi les cardinaux les plus conservateurs et les plus traditionnalistes ?
J’ai posé la question abruptement à Benjamin Harnwell, ce proche du cardinal Burke, après moins d’une heure de conversation avec lui. Harnwell était alors en train de m’expliquer la différence entre cardinaux « traditionalistes » et « conservateurs » au sein de l’aile droite de l’Église. Pour lui, Burke, comme le cardinal Sarah, sont des traditionalistes, alors que Müller et Pell sont des conservateurs. Les premiers rejettent Vatican II, alors que les seconds l’acceptent.
Ma question le prend au dépourvu. Harnwell me regarde, inquisiteur. Et finalement lâche :
— C’est une bonne question. [https://www.bookys-gratuit.org/]
La quarantaine, Harnwell est anglais et il parle avec un fort accent. Célibataire exalté, un peu ésotérique, passablement misogyne et inclinant, proche de l’extrême droite, l’homme a un CV compliqué. Avec lui, je remonte le temps et, à l’image de son conservatisme, j’ai l’impression d’avoir affaire non à un sujet d’Élisabeth II mais de la reine Victoria. C’est un acteur de deuxième plan de ce livre, pas même un prêtre ; mais j’ai appris très tôt à m’intéresser à ces personnages secondaires qui permettent au lecteur de comprendre en biais des logiques complexes. Surtout, j’ai appris à aimer ce catholique converti, radical et fragile.