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— Je soutiens Burke, je le défends, me prévient d’emblée Harnwell, dont je sais qu’il est l’un des confidents et des conseillers occultes du cardinal « traditionaliste » (et non pas « conservateur », insiste-t-il).

Je rencontre Harnwell pendant près de quatre heures, un soir de 2017, d’abord au premier étage d’un bistrot triste de la gare Roma Termini, où il m’a fixé rendez-vous avec prudence, avant de poursuivre notre discussion dans un restaurant bobo du centre-ville de Rome.

Un chapeau noir Panizza à la main, Benjamin Harnwell est à la tête du Dignitatis Humanæ Institute, une association ultraconservatrice, et un lobby politique, dont le cardinal Burke est le président parmi une douzaine de cardinaux. Le conseil d’administration de cette secte « tradi » regroupe les prélats les plus extrémistes du Vatican et fédère les ordres les plus obscurs du catholicisme : des monarchistes légitimistes, des ultras de l’ordre de Malte et de l’ordre équestre du Saint-Sépulcre, des partisans du rite ancien et certains parlementaires européens catholiques intégristes (Harnwell a été longtemps l’assistant parlementaire d’un député européen anglais).

Fer de lance des conservateurs au Vatican, ce lobby est ouvertement homophobe et viscéralement anti-mariage gay. Selon mes sources (et la « Testimonianza » de Mgr Viganò dont nous reparlerons bientôt), une partie des membres du Dignitatis Humanæ Institute à Rome et aux États-Unis seraient cependant homophiles ou homosexuels pratiquants. D’ou ma question directe à Benjamin Harnwell, que je répète maintenant.

— Pourquoi y a-t-il tant d’homosexuels, ici au Vatican, parmi les cardinaux les plus conservateurs et les plus traditionnalistes ?

C’est ainsi que la conversation a bifurqué et s’est prolongée. Étrangement, ma question a libéré notre homme. Alors que nous avions un échange convenu et ennuyeux, il me regarde maintenant autrement. À quoi pense ce soldat du cardinal Burke ? Il a dû se renseigner sur moi. Il lui a suffi de deux clics sur Internet pour savoir que j’ai déjà écrit trois livres sur la question gay et suis un ardent supporter des unions civiles et du mariage homosexuel. Ces détails lui auraient-ils échappé, si cela est possible ? Ou bien, est-ce l’attrait de l’interdit, cette sorte de dandysme du paradoxe, qui l’a incité à me voir ? Ou encore le sentiment d’être intouchable, l’origine de tant de dérives ?

L’Anglais s’efforce de distinguer, comme pour hiérarchiser les péchés, les homosexuels « pratiquants » de ceux qui s’abstiennent :

— S’il n’y a pas d’acte, il n’y a pas de péché. Et d’ailleurs, s’il n’y a pas de choix, il n’y a pas de péché non plus.

Benjamin Harnwell, qui était initialement pressé, et avait peu de temps à me consacrer entre deux trains, ne semble plus vouloir me quitter. Il m’invite maintenant à reprendre un pot. Il veut me parler de Marine Le Pen, la femme politique française d’extrême droite à laquelle vont ses sympathies ; et aussi de Donald Trump, dont il approuve la politique. Parler également de la question gay. Et nous voici pleinement au cœur de mon sujet qu’Harnwell, maintenant, ne lâche plus. Il me propose d’aller dîner.

« THE LADY DOTH PROTEST TOO MUCH, METHINKS. » Je n’ai découvert le sens profond de cette formule de Shakespeare, dont j’allais faire la matrice de ce livre, qu’après cette première conversation avec Benjamin Harnwell et ma visite chez le cardinal Burke. C’est dommage, car je n’ai pas pu interroger ces Anglo-Saxons sur la fameuse réplique de Hamlet, que l’on peut traduire ainsi : « La dame fait trop de serments, me semble-t-il » (traduction d’Yves Bonnefoy) ; ou encore : « La dame, ce me semble, fait trop de protestations » (traduction d’André Gide).

Hanté par le spectre de son père, Hamlet est convaincu que son oncle a assassiné le roi avant d’épouser la reine, sa mère ; le parâtre serait donc monté sur le trône à la place de son père. Doit-il le venger ? Comment être sûr de ce crime ? Hamlet hésite. Comment savoir ?

C’est ici que Shakespeare invente sa célèbre pantomime, véritable pièce secondaire dans la pièce principale (III, 2) : Hamlet va tenter de piéger le roi usurpateur. Pour cela, il fait appel au théâtre en demandant à des comédiens de passage de jouer une scène devant les vrais personnages. Ce théâtre d’ombres avec un roi et une reine de comédie au cœur de la tragédie permet à Hamlet de découvrir la vérité. Les comédiens, sous un nom d’emprunt, réussissent à pénétrer psychologiquement les personnages réels pour faire ressortir les aspects les plus secrets de leur personnalité. Et alors qu’Hamlet demande à sa mère qui assiste à la scène : « Madame, que pensez-vous de cette pièce ? », celle-ci lui répond, parlant de son propre personnage :

— La dame fait trop de serments, me semble-t-il.

La formule, qui révèle l’hypocrisie, signifie que lorsqu’on proteste trop vivement contre quelque chose, il y a de grandes chances pour que l’on soit insincère. Cet excès vous trahit. Hamlet comprend à sa réaction, et à celle du roi, miroitées dans la reine et le roi de comédie, que le couple a probablement bien empoisonné son père.

Voici une nouvelle règle de Sodoma, la troisième : Plus un prélat est véhément contre les gays, plus son obsession homophobe est forte, plus il a de chances d’être insincère et sa véhémence de nous cacher quelque chose.

C’est ainsi que j’ai trouvé la solution au problème de mon enquête en la construisant sur la pantomime d’Hamlet. L’objectif n’est pas de « outer » par principe des homosexuels vivants, fussent-ils homophobes. Je ne veux mettre en cause personne et certainement pas ajouter au drame de prêtres, frères ou cardinaux, qui vivent déjà leur homosexualité◦– près d’une centaine d’entre eux me l’ont confié◦– dans la souffrance et la peur. Mon approche est, pour reprendre une belle expression en anglais, « non-judgmental » : je ne suis pas juge ! Pas question donc de juger ces prêtres gays. Leur nombre sera une révélation pour de nombreux lecteurs, mais ce n’est pas en soi, à mes yeux, un scandale.

Si l’on est en droit de dénoncer leur hypocrisie◦– ce qui est le sujet de ce livre –, il n’est pas question ici de leur reprocher leur homosexualité et il est inutile de donner trop de noms. Ce qu’il faut, comme le dit le Poète, c’est « inspecter l’invisible et entendre l’inouï ». C’est donc par le théâtre de ceux qui font « trop de serments » et par les « féeries » d’un système presque entièrement bâti sur le secret, que je pourrai expliquer les choses. Mais à ce stade, comme l’a dit le Poète, « j’ai seul la clef de cette parade sauvage ! ».

PRÈS D’UNE ANNÉE APRÈS ma première rencontre avec Benjamin Harnwell, laquelle a été suivie de plusieurs déjeuners et dîners, j’ai été invité à séjourner avec lui pour le week-end dans la chartreuse de Trisulti à Collepardo, où il habite désormais, loin de Rome.

L’association Dignitatis Humanæ Institute qu’il dirige avec Burke s’est vu attribuer la gestion de ce monastère cistercien par le gouvernement italien, à la condition d’entretenir ce patrimoine classé monument national. Deux moines y habitent encore et, le soir de mon arrivée, je suis surpris de les voir assis aux extrémités de la table en U, manger en silence.

— Ce sont les deux derniers frères d’une communauté religieuse bien plus vaste dont tous les membres sont morts. Chacun avait sa place et les deux derniers sont restés assis là où ils ont toujours été placés, à mesure que les chaises entre eux sont devenues vides, m’explique Harnwell.