Pourquoi ces deux vieillards demeurent-ils dans ce monastère isolé en continuant à dire la messe aux aurores chaque matin pour de rares fidèles ? Je m’interroge sur le dessein inquiétant et magnifique de ces religieux. On peut ne pas être croyant – ce qui est mon cas –, et trouver ce dévouement, cette piété, cet ascétisme, cette humilité admirables. Ces deux frères, que je respecte profondément, représentent pour moi le mystère de la foi.
À la fin du repas, en rangeant les couverts dans la cuisine austère, mais vaste, j’aperçois un calendrier mural à la gloire du Duce. À chaque mois, une photo différente de Mussolini.
— C’est très fréquent ici, dans le sud de l’Italie, de trouver des photos de Mussolini, tente de justifier Harnwell, visiblement gêné par ma découverte.
Le projet d’Harnwell et de Burke est de transformer le monastère en quartier général italien et d’en faire un lieu de formation des catholiques ultraconservateurs. Dans ses plans, qu’il me décrit longuement, Harnwell se propose d’offrir à des centaines de séminaristes et de fidèles américains une « retraite ». En séjournant quelques semaines ou quelques mois dans la chartreuse de Trisulti, ces missionnaires d’un genre nouveau suivront des cours, apprendront le latin, se ressourceront et prieront ensemble. À terme, Harnwell veut créer un vaste mouvement de mobilisation pour remettre l’Église en ordre « dans la bonne direction » et je comprends qu’il s’agit de combattre les idées du pape François.
Pour mener à bien cette bataille, l’association de Burke, Dignitatis Humanæ Institute, a reçu le soutien de Donald Trump et de son ex-célèbre conseiller de droite extrême Steve Bannon. Comme me le confirme Harnwell, qui fut à l’origine de la rencontre entre Burke et le catholique Bannon, dans cette même antichambre où je me suis retrouvé à Rome, l’entente entre les deux hommes a été « instantanée ». Leur proximité a grandi, de rencontre en colloque. Harnwell parle de Bannon comme de son « maître à penser » et il fait partie de la garde rapprochée romaine du stratège américain, chaque fois que celui-ci intrigue au Vatican.
Le « fundraising » étant le nerf de la guerre, le combattant Harnwell cherche aussi à collecter de l’argent pour financer son projet ultra-conservateur. Il a fait appel à Bannon et à des fondations américaines de droite pour l’aider. Il lui faut aussi passer son permis de conduire pour se rendre à la chartreuse de Trisulti par ses propres moyens ! Et lors d’un autre déjeuner à Rome, il m’annonce, tout sourire, la bonne nouvelle :
— Je l’ai eu ! J’ai enfin eu, à quarante-trois ans, mon permis !
Ces dernières années, Trump a dépêché auprès du saint-siège un autre émissaire en la personne de Callista Gingrich, la troisième femme de l’ancien président républicain de la Chambre des représentants, nommée ambassadrice. Harnwell et Burke la chouchoutent également depuis son arrivée à Rome. Une alliance objective est née entre l’ultra-droite américaine et la droite ultra du Vatican. (Burke multiplie également les politesses vis-à-vis des Européens en recevant dans son salon le ministre de l’Intérieur italien Matteo Salvini ou le ministre de la Famille, Lorenzo Fontana, un homophobe proche de l’extrême droite.)
Ayant de la suite dans les idées, je profite du temps dont je dispose avec Harnwell en son monastère pour le réinterroger sur la question gay dans l’Église. Que l’entourage rapproché de Jean-Paul II, Benoît XVI et François soit composé de nombreux homosexuels est un secret de polichinelle. Mais qu’un ancien cardinal secrétaire d’État soit gay, cette fois l’Anglais n’y croit pas.
Face à moi, il répète : « Le cardinal secrétaire d’État gay ! le cardinal secrétaire d’État gay ! le cardinal secrétaire d’État gay ! » Et l’assistant de tel pape, gay, lui aussi ! Et tel autre, gay encore ! Harnwell paraît émerveillé par notre discussion.
Par la suite, lors d’un autre déjeuner avec lui à Rome, il me dira avoir fait, entre-temps, sa petite enquête. Et il me confirmera que, selon ses propres sources, j’étais bien informé :
— Oui, vous aviez raison, le cardinal secrétaire d’État était effectivement gay !
Benjamin Harnwell s’arrête un instant de parler ; dans ce restaurant étouffe-chrétien, le voici qui se signe, fait une prière à voix haute, avant le repas. Le geste est quelque peu décalé dans ce quartier laïque de Rome, mais personne n’y prête attention, alors qu’il se met à manger sagement ses lasagnes, accompagnées d’un verre de (très bon) vin blanc italien.
Notre conversation prend maintenant un tour étrange. À chaque occasion, il protège pourtant « son » cardinal Raymond Burke : « il n’est pas politicien », « il est très humble », même s’il porte la cappa magna.
Harnwell est bienveillant et, sur cette question sensible de la cappa magna, il défend mordicus la tradition, et non le travestissement. En revanche, sur d’autres sujets et d’autres figures de l’Église, il se dévoile, prend des risques. Il s’avance maintenant à visage découvert.
Je pourrais raconter plus longuement ces conversations et nos cinq déjeuners et dîners ; faire état des rumeurs que diffusent les conservateurs. Gardons cela pour plus tard, car le lecteur m’en voudrait certainement de tout dévoiler maintenant. Il suffit de dire à ce stade que si on m’avait décrit l’histoire inouïe que je vais raconter dans tous ses détails, j’avoue que je n’y aurais pas cru. La réalité, c’est certain, dépasse la fiction. The lady doth protest too much !
TOUJOURS ASSIS DANS LE SALON DU CARDINAL BURKE, qui n’est pas là, consolé de son absence parce que la visite d’un appartement vaut parfois mieux qu’une longue interview, je commence à prendre la mesure de l’ampleur du problème. Est-il possible que Raymond Burke et son coreligionnaire Benjamin Harnwell ignorent que le Vatican est peuplé de prélats gays ? Le cardinal américain est à la fois un chasseur d’homosexuels sagace et un érudit passionné d’histoire ancienne. Il connaît mieux que quiconque la face sombre de Sodoma. C’est une longue histoire.
Au Moyen Âge déjà, les papes Jean XII et Benoît IX ont commis le « péché abominable » et tout le monde, au Vatican, connaît le nom de l’ami du pape Adrien IV (le célèbre Jean de Salisbury) et celui des amants du pape Boniface VIII. La vie merveilleusement scandaleuse du pape Paul II est tout aussi célèbre : il mourut, dit-on, d’une crise cardiaque dans les bras d’un page. Quant au pape Sixte IV, il nomma plusieurs de ses amants cardinaux, dont son « neveu » Raphaël, fait cardinal à dix-sept ans (l’expression « cardinal-neveu » est passée à la postérité). Jules II et Léon X, tous deux protecteurs de Michel-Ange, ou encore Jules III, sont généralement présentés, eux aussi, comme des papes bisexuels. Parfois, comme le notait déjà Oscar Wilde, certains papes se sont fait appeler Innocent par antiphrase !
Plus près de nous, le cardinal Burke est au courant, comme tout le monde, des rumeurs récurrentes sur les mœurs des papes Pie XII, Jean XXIII et Paul VI. Des pamphlets et des libelles existent, le cinéaste Pasolini a dédié par exemple un poème à Pie XII, dans lequel il évoque un amant supposé (A un Papa). Il est possible que ces rumeurs se fondent sur des vengeances curiales dont le Vatican et ses cardinaux médisants ont le secret.
Mais nul besoin pour Burke de remonter si loin. Pour prendre la juste mesure de ces amitiés particulières, il lui suffit de regarder vers son propre pays, les États-Unis. Pour y être resté longtemps, il connaît par cœur ses coreligionnaires et la liste, infinie, des scandales qui ont atteint un grand nombre de cardinaux et évêques américains. Contre toute attente, ce sont d’ailleurs les prélats les plus conservateurs, les plus homophobes, qui ont été parfois « outés » aux États-Unis par un séminariste harcelé revanchard, un prostitué un peu trop bavard, ou par la publication d’une photo olé olé.