ET PUIS IL Y A MYCHAL JUDGE. Aux États-Unis, ce frère franciscain est l’anti-Burke par excellence. Il a eu un parcours exemplaire dans la simplicité et la pauvreté, souvent au contact des exclus. Un moment alcoolique, Judge réussit à se sevrer et a dédié sa vie de religieux aux pauvres, aux drogués, aux sans domicile fixe et aux malades du sida qu’il va – image encore rare au début des années 1980 – jusqu’à prendre dans ses bras. Nommé ensuite aumônier du New York City Fire Department, il accompagne les pompiers sur les lieux des incendies et, au matin du 11 septembre 2001, il se retrouve naturellement parmi les premiers à se ruer vers les tours jumelles du World Trade Center. C’est là qu’il meurt, à 9 h 59 du matin, d’un traumatisme cranien.
Son corps est transporté par quatre pompiers, comme le montre l’une des photographies les plus célèbres du 11 Septembre, celle de Shannon Stapleton pour Reuters◦– véritable « Pietà moderne ». Immédiatement identifié à l’hôpital, le prêtre Mychal Judge est désigné première victime officielle du 11 Septembre : n° 0001.
Depuis, Mychal Judge est devenu l’un des héros de l’histoire des attentats : 3 000 personnes ont assisté à son enterrement en l’église Saint-François-d’Assise de Manhattan, en présence de Bill et Hillary Clinton et du maire républicain de New York, Rudolph Giuliani, qui déclare que son ami était « un saint ». Un block d’une rue de New York est rebaptisé à son nom ; son casque de pompier est offert au pape Jean-Paul II à Rome ; et la France le décore de la Légion d’honneur à titre posthume. Lors d’une enquête à New York, en 2018, où j’interroge plusieurs « firefighters » et entre en contact avec le porte-parole des pompiers de la ville, je constate que sa mémoire est toujours vive.
Peu après sa mort, ses amis et ses collègues de travail ont révélé que Mychal Judge était un prêtre gay. Ses biographes ont confirmé cette orientation sexuelle, tout comme l’ancien commandant des pompiers de New York. Judge était membre de Dignity, une association qui rassemble des catholiques gays. En 2002, une loi a reconnu des droits sociaux aux compagnons homosexuels des pompiers et policiers tués le 11 Septembre. Elle a été baptisée : The Mychal Judge Act.
L’homophobe cardinal Raymond Burke et le gay-friendly prêtre aumônier Mychal Judge : voilà bien deux visages opposés de l’Église catholique aux États-Unis. Mais ce sont les deux faces d’une même pièce.
LORSQUE JE LIVRE LES PREMIERS RÉSULTATS de mon enquête et ces informations brutes au cardinal américain James Francis Stafford, ancien archevêque de Denver, lors de deux entretiens dans son appartement privé à Rome, celui-ci est stupéfait. Il m’écoute religieusement et encaisse les coups. Au premier coup d’œil, j’ai su. La première impression (on dit « blink » en américain) est presque toujours la bonne. Mon « gaydar », comme on dit, fonctionnant plutôt bien, son attitude et sa sincérité me persuadent que Stafford n’est probablement pas lui-même homosexuel ; c’est si rare à la curie romaine. Sa réaction n’en est pas moins cinglante :
— Non, Frédéric, ce n’est pas vrai. C’est faux. Vous vous trompez.
J’ai avancé le nom d’un important cardinal américain, qu’il connaît bien, et Stafford dément catégoriquement son homosexualité. Je l’ai blessé. Et pourtant, je sais que je ne me trompe pas puisque je dispose de témoignages de première main, confirmés depuis ; je découvre aussi que le cardinal ne s’est jamais vraiment posé la question de la possible double vie de son ami.
Maintenant, il semble réfléchir, hésiter. Sa curiosité l’emporte sur sa légendaire prudence. En mon for intérieur, monologuant tout bas, je me fais la remarque que le cardinal « a des yeux mais qu’il ne voit pas ». Lui-même me confiera benoîtement un peu plus tard « être parfois un peu naïf » et n’avoir souvent appris que tardivement des choses que tout le monde savait.
Pour détendre l’atmosphère, j’emmène le cardinal un peu à l’écart, j’évoque en biais d’autres noms, mentionne des cas précis, et Stafford reconnaît qu’il a entendu certaines rumeurs. Nous parlons de l’homosexualité assez ouvertement, des affaires innombrables qui ont terni l’image de l’Église aux États-Unis et à Rome. Stafford paraît sincèrement atterré, désespéré même par ce que je lui raconte et qu’il ne peut plus guère démentir.
Je lui parle maintenant de quelques grandes figures littéraires catholiques, comme de l’écrivain François Mauriac, qui fut si influent pour lui dans sa jeunesse : la parution de la biographie de Jean-Luc Barré, bien documentée, a confirmé son homosexualité de manière définitive.
— Vous voyez, quelquefois, on comprend tardivement les vraies motivations des gens, leurs secrets si bien protégés, lui dis-je.
Stafford est terrassé. « Même Mauriac », semble-t-il dire, comme si j’avais fait une révélation fracassante, alors que l’homosexualité de l’écrivain ne fait plus débat aujourd’hui. Stafford semble un peu perdu. Il n’est plus sûr de rien. Je vois dans son regard sa détresse, insondable, sa peur, son chagrin. Ses yeux s’embuent, magnifiques et maintenant pleins de larmes.
— Je ne pleure [weep] pas souvent, me dit Stafford. Je ne pleure pas facilement.
Avec le français Jean-Louis Tauran, James Francis Stafford restera certainement mon cardinal préféré de cette longue enquête. Il est la douceur même et je tombe en affection pour cet homme âgé, fragile et que je chéris pour sa fragilité même. Je sais que sa foi est sincère.
— J’espère que vous avez tort, Frédéric. Je l’espère profondément.
Nous parlons de notre passion commune pour l’Amérique, des apple pies et des ice creams, comme dans On the Road, qui deviennent meilleurs et de plus en plus crémeux, à mesure qu’on roule vers l’Ouest américain.
J’hésite à lui raconter mon voyage dans le Colorado (il a été archevêque de Denver) et mes visites dans les églises les plus traditionnelles de Colorado Springs, bastion de la droite évangéliste américaine. J’aimerais lui parler de ces prêtres et ces pasteurs violemment homophobes que j’ai interviewés chez Focus on the family ou à la New Life Church : le fondateur de cette dernière église, Ted Haggard, s’est finalement révélé homosexuel, après avoir été dénoncé par un escort choqué par son hypocrisie. Mais faut-il encore le provoquer ? Il n’est pas responsable de ces fous de Dieu.
Je sais bien que Stafford est conservateur, pro-life et anti-Obama, mais s’il a pu se montrer rigoriste et puritain, il n’a jamais été sectaire. Ce n’est pas un polémiste et il n’approuve guère les cardinaux qui ont rejoint la direction de l’ultraconservateur Dignitatis Humanæ Institute. De Burke, je sais qu’il n’attend plus rien, même s’il a un mot gentil, quoique convenu, sur sa personne :
— C’est un homme très bien, me dit Stafford.
Notre conversation à l’automne de sa vie – il a quatre-vingt-six ans –, a-t-elle été celle de la fin des illusions ?
— Je vais bientôt rentrer définitivement aux États-Unis, me confie Stafford alors que nous traversons ses différentes bibliothèques, disposées en enfilades dans son immense appartement de la Piazza di San Calisto.