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Je lui ai promis de lui envoyer un petit cadeau, un ouvrage que j’affectionne. Ce petit livre blanc va d’ailleurs devenir, comme on le verra, durant cette enquête, un code pour moi – un code dont je préfère garder la clé. Pris au jeu, je l’offrirai mois après mois à plus d’une vingtaine de cardinaux, parmi lesquels Paul Poupard, Camillo Ruini, Leonardo Sandri, Tarcisio Bertone, Robert Sarah, Giovanni Battista Re, Jean-Louis Tauran, Christoph Schönborn, Gerhard Ludwig Müller, Achille Silvestrini et, bien sûr, à Stanisław Dziwisz et à Angelo Sodano. Sans oublier les archevêques Rino Fisichella et Jean-Louis Bruguès ou encore à Mgr Battista Ricca. Je l’ai aussi offert à d’autres éminences et excellences qui doivent rester ici anonymes.

La plupart des prélats ont apprécié ce cadeau de schizophrène. Et plusieurs m’en ont reparlé par la suite, grisés ou plus prudents. Certains m’ont remercié par écrit de leur avoir offert ce livre de pécheurs. Le seul, peut-être, à l’avoir lu, Jean-Louis Tauran – un des rares cardinaux vraiment cultivés du Vatican –, m’a dit que ce petit livre blanc l’avait beaucoup inspiré. Et qu’il le citait souvent dans ses homélies.

Quant au vieux cardinal Francis Stafford, il m’a reparlé du petit livre couleur albâtre avec affection lorsque je l’ai revu quelques mois plus tard. Ajoutant, en me fixant :

— Frédéric, je prierai pour vous. [https://www.bookys-gratuit.org/]

LA RÊVERIE QUI M’AVAIT EMMENÉ si loin fut interrompue soudain par don Adriano. L’assistant du cardinal Burke passe une tête dans le salon, une fois encore. Il s’excuse à nouveau, avant même de m’avoir fait part de ses dernières informations. Le cardinal ne pourra pas arriver à temps au rendez-vous.

— Son Éminence s’excuse. Elle s’excuse vraiment. Je suis très confus, je m’excuse, répète don Adriano, désemparé, suant d’obéissance et baissant le regard en s’adressant à moi.

J’apprendrai par les journaux peu après que le cardinal a été une nouvelle fois sanctionné par François. Le rigide mènerait-il une double vie ? Rien ne le prouve. Mais le pape sait d’expérience, et parce qu’il a lu le gros rapport sur le sujet que lui a laissé son prédécesseur et dont nous reparlerons bientôt, qu’il est aussi absurde de penser qu’un homme est vertueux parce qu’il prêche la morale que de croire sur parole un cardinal bruyamment homophobe sur sa chasteté◦– surtout quand il « fait trop de serments ».

Je quitte le salon du cardinal à regret, sans avoir pu serrer la main de Son Éminence. Nous allons reprendre date, me promet don Adriano. Urbi ou orbi.

EN AOÛT 2018, alors que j’habitais désormais, et pour plusieurs semaines, dans un appartement à l’intérieur même du Vatican, et au moment même où je finissais ce livre, la publication surprise de la « Testimonianza » de l’archevêque Carlo Maria Viganò a suscité une véritable déflagration au sein de la curie romaine. Dire que ce document centré sur les États-Unis a fait « l’effet d’une bombe » serait un euphémisme doublé d’une litote ! On a tout de suite soupçonné le cardinal Raymond Burke et ses réseaux américains (dont Steve Bannon, l’ancien stratège politique de Donald Trump) d’être à la manœuvre et d’ourdir le complot. Et même dans ses pires cauchemars, le vieux cardinal Stafford n’aurait pu imaginer une lettre pareille. Quant à Benjamin Harnwell et aux membres de son Dignitatis Humanæ Institute, ils eurent un moment de joie… avant de déchanter.

— Vous aviez été le premier à me parler de ce secrétaire d’État et de ces cardinaux comme étant homosexuels et vous aviez raison, me dit Harnwell lors d’un cinquième déjeuner à Rome, le lendemain même du déclenchement des hostilités.

Dans une lettre de onze pages publiée en deux langues par des journaux et des sites ultraconservateurs, l’ancien nonce à Washington, Carlo Maria Viganò, attaque dans un pamphlet au vitriol le pape François. Publié à dessein le jour du voyage pontifical en Irlande, pays où le catholicisme est ravagé par les affaires de pédophilie, le prélat accuse le pape d’avoir personnellement couvert les abus homosexuels de l’ancien cardinal américain Theodore McCarrick, âgé aujourd’hui de quatre-vingt-huit ans. Ce dernier, ancien président de la Conférence épiscopale américaine, un prélat puissant, grand collecteur d’argent – et d’amants –, a été privé de son titre cardinalice et démissionné par le pape François. Cependant, Viganò prend juste prétexte de l’affaire McCarrick pour régler ses comptes, sans aucun « surmoi ». Fournissant un grand nombre d’informations, de notes et de dates à l’appui de sa thèse, le nonce en profite, sans élégance, pour suggérer au saint-père de démissionner. Plus sournoisement encore, il désigne nommément les cardinaux et les évêques de la curie romaine et de l’épiscopat américain qui ont participé, selon lui, à cet immense « cover-up » : c’est une liste infinie de noms de prélats, parmi les plus importants du Vatican, ainsi « outés », à tort ou à raison. (À la décharge du pape, son entourage m’indique que François « a été initialement informé par Viganò que le cardinal McCarrick avait des relations homosexuelles avec des séminaristes majeurs, ce qui n’était pas suffisant à ses yeux pour le condamner ». En 2018, lorsqu’il a appris, de façon certaine, qu’il y avait aussi, en plus des relations homosexuelles, des abus sexuels sur mineurs, « il a immédiatement sanctionné le cardinal ». La même source doute que le pape Benoît XVI ait pris des mesures sérieuses à l’encontre de McCarrick, lesquelles, si elles ont jamais existé, n’ont en tout cas pas été appliquées.)

Véritable Vatileaks III, la publication de la « Testimonianza » de Mgr Viganò connaît un retentissement international sans précédent à la fin de l’été 2018 : des milliers d’articles paraissent à travers le monde, les fidèles se retrouvent en état de sidération et l’image du pape François est écornée. Consciemment ou non, Viganò vient de donner des arguments à tous ceux qui pensaient depuis longtemps qu’il existait des complicités actives pour les crimes et les abus sexuels au sein même du Vatican. Et bien que l’Osservatore Romano ne consacre qu’une seule ligne au rapport (« un nouvel épisode d’opposition interne » se contente d’écrire l’organe officiel du saint-siège), la presse conservatrice et d’extrême droite demande, déchaînée, une enquête interne et, parfois, aussi, la démission du pape.

Le cardinal Raymond Burke◦– qui affirmait quelques jours plus tôt : « Je crois qu’il est grand temps de reconnaître qu’on a un très grave problème d’homosexualité dans l’Église »◦– est parmi les premiers à sonner l’hallali : « La corruption et l’infamie qui sont entrées dans l’Église doivent être purifiées à la racine », tonne le prélat. Qui réclame une « investigation » sur la « Testimonianza » de Viganò, compte tenu du pedigree sérieux de l’accusateur, dont l’« autorité » ne fait, selon lui, aucun doute.

— Le cardinal Burke est un ami de Mgr Viganò, me confirme Benjamin Harnwell, juste après la publication de la lettre fatidique. (Harnwell me dit d’ailleurs avoir rendez-vous avec Burke, ce jour-là, « pour échanger ».)

Dans la foulée, plusieurs prélats ultraconservateurs s’engouffrent dans la brèche ouverte pour affaiblir François. L’archevêque réactionnaire de San Francisco, Salvatore Cordileone, monte par exemple au créneau pour accréditer et légitimer le texte « sérieux » et « désintéressé » de Viganò et dénoncer violemment l’homosexualisation de l’Église◦– ce qui peut faire sourire.