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On le voit : les profils homosexuels varient grandement au sein de l’Église catholique, même si la grande majorité des prélats du Vatican et des personnages de ce livre se range dans l’un ou l’autre de ces groupes. Je remarque deux constantes : d’une part, la majorité de ces prêtres n’ont pas l’« amour ordinaire » ; leur vie sexuelle peut être réfrénée ou exagérée, placardisée ou dissolue, et parfois tout cela à la fois, mais elle est rarement banale. D’autre part, une certaine fluidité demeure : les catégories ne sont pas aussi hermétiques que je l’écris ; elles représentent tout un spectrum, un continuum, et bien des prêtres, gender-fluides, évoluent d’un groupe à l’autre au cours de leur vie, entre deux mondes, comme dans les limbes. Cependant, plusieurs catégories sont absentes ou rares au Vatican : les véritables transsexuels n’existent quasiment pas et les bisexuels semblent sous-représentés. Dans le monde LGBT du Vatican, il n’y a guère de B ni de T seulement des L et une immense foule de G. (Je n’ai pas évoqué dans ce livre le lesbianisme, faute de pouvoir mener l’enquête dans un monde très discret où il faut probablement être de sexe féminin pour avoir les bons accès, mais je fais l’hypothèse, à partir de plusieurs témoignages, que la vie religieuse féminine à Gomorra est dominée par le prisme du lesbianisme comme la vie du clergé masculin l’est par la question gay.)

Si l’homosexualité est la règle et l’hétérosexualité l’exception dans le sacerdoce catholique, cela ne signifie pas qu’elle soit assumée comme une identité collective. Bien qu’étant la norme « par défaut », elle apparaît comme une « pratique » très individualisée et à ce point dissimulée et « closeted » qu’elle ne se traduit ni en mode de vie, ni en culture. Les homosexuels du Vatican et du clergé sont innombrables mais ils ne forment pas une communauté et, donc, encore moins un lobby. Ils ne sont pas à proprement parler des « gays » si on entend le mot comme une homosexualité assumée, vécue collectivement. Ils ont cependant des références et des codes communs. Ceux de Sodoma.

AU COURS DE MON ENQUÊTE, j’ai donc découvert d’authentiques relations amoureuses au sein du clergé qui, selon les âges et les circonstances, peuvent prendre la forme d’un amour paternel, filial ou fraternel◦– et ces amours d’amitié m’ont réconforté. Histoires de vieux garçons ? De célibataires endurcis ? Beaucoup vivent en fait leur homosexualité avec entêtement, et la pratiquent avec assiduité, selon le beau modèle décrit par Paul Verlaine, l’amant du Poète : « Le roman de vivre à deux hommes / Mieux que non pas d’époux modèles. »

C’est un fait : les contraintes de l’Église ont forcé ces prêtres à imaginer des détours magnifiques pour connaître de belles amours, à la façon des auteurs du théâtre classique qui atteignaient la perfection littéraire en étant obligés de respecter la règle très contraignante des trois unités pour leurs tragédies◦– temps, lieu et action.

Vivre l’amour sous la contrainte : certains y parviennent au prix de mises en scène inimaginables. Je songe à un célèbre cardinal, parmi les plus gradés du saint-siège, qui vit avec un homme. Lors d’un entretien avec lui, dans son magnifique appartement du Vatican, et alors que nous nous attardions sur la terrasse ensoleillée, le compagnon du cardinal arrive. La conversation a-t-elle duré trop longtemps ou l’ami était-il rentré par trop en avance ? En tout cas, j’ai bien senti l’embarras du cardinal, qui a regardé sa montre et rapidement mis fin à notre dialogue, alors qu’il s’épanchait en s’écoutant parler et nous baratinant depuis plusieurs heures. En nous raccompagnant, Daniele et moi, à l’entrée de son penthouse, il a bien été obligé de nous présenter son compagnon avec une explication fort alambiquée :

— C’est le mari de ma sœur décédée, a bredouillé le vieux cardinal qui a cru, sans doute, que je serais dupe de son explication.

Pourtant, on m’avait prévenu. Au Vatican, tout le monde connaît le secret du saint homme. Les gardes suisses m’ont parlé de son tendre compagnon ; les prêtres de la secrétairerie d’État ont ironisé sur la durée inhabituelle, chez lui, d’une telle relation. J’ai laissé le binôme tranquille, amusé par la fausse distance que les deux amis s’efforçaient d’afficher devant moi, et les imaginant maintenant en train de commencer leur petit repas en tête à tête, sortir du frigo un plat préparé par leur cuisinière, regarder la télévision en pantoufles, et caresser leur petit chien nommé peut-être « Chien »◦– un couple bourgeois (presque) comme un autre.

On retrouve ce type de relations innovantes avec une variante chez un autre cardinal émérite, qui vit, lui aussi, avec son assistant, ce qui présente, là encore, quelques avantages. Les amants peuvent passer de longs moments ensemble, sans susciter trop de soupçons ; ils peuvent également voyager et partir en vacances en amoureux, puisqu’ils ont un alibi tout trouvé. Personne ne peut contester une telle proximité, fondée sur les relations de travail. Parfois, les assistants habitent au domicile des cardinaux, ce qui est encore plus pratique. Là encore, personne ne s’en étonne. Les gardes suisses m’ont confirmé qu’ils se doivent de fermer les yeux « quelles que soient les fréquentations » des cardinaux. Ils ont intégré depuis longtemps la règle du « Don’t ask, don’t tell », qui reste le mantra numéro un du Vatican.

Coucher avec son secrétaire privé : ce modèle est omniprésent dans l’histoire du Vatican. C’est un grand classique du saint-siège : les amants-secrétaires sont si nombreux, la tendance si profondément ancrée, qu’on pourrait aller jusqu’à en faire une nouvelle règle sociologique◦– la treizième de Sodoma : Ne cherchez pas quels sont les compagnons des cardinaux et des évêques ; demandez à leurs secrétaires, leurs assistants ou leurs protégés, et à leur réaction vous connaîtrez la vérité.

Nietzsche n’affirmait-il pas que « le mariage [doit être] considéré comme une longue conversation » ? En s’accouplant avec un assistant, les prélats finissent par construire des relations durables, nouées dans le travail autant que par les sentiments. Cela peut expliquer leur longévité. Car il s’agit aussi de rapports de force. Plusieurs de ces cardinaux doivent leur succès sexuel à leur position : ils ont su nourrir et encourager l’ambition de leurs favoris.

Ces « arrangements » restent vulnérables. Faire de son amant son assistant c’est un peu, comme pour un couple hétérosexuel, avoir un bébé pour sauver un mariage. Que se passe-t-il en cas de rupture, de jalousie, de tromperie ? Le coût de la séparation s’en trouve décuplé, par rapport à un couple « normal ». Quitter son assistant, c’est prendre le risque de situations embarrassantes : les rumeurs ; la trahison ; parfois le chantage. Sans parler de la « transfiliation », pour utiliser une image religieuse : un assistant proche d’un cardinal peut se mettre à servir un autre cardinal, transfert qui se passe souvent dans la jalousie et quelquefois dans la violence. De nombreux scandales et affaires vaticanesques s’expliquent par ces ruptures amoureuses entre une éminence et son protégé.

Une variante de ce modèle a été imaginée par un cardinal qui, hier habitué aux garçons tarifés, semble s’être assagi. Et il a trouvé la parade : à la moindre sortie, au moindre déplacement, il se fait accompagner par son amant qu’il présente comme son garde du corps ! (Anecdote que me confirment deux prélats, ainsi que l’ancien prêtre Francesco Lepore.) Un cardinal avec un bodyguard ! Au Vatican tout le monde sourit de cette extravagance. Sans parler des jalousies que cette relation suscite, car le compagnon en question est, me dit-on, « une bombe ».