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BEAUCOUP DE CARDINAUX ET DE PRÊTRES DU VATICAN ont inventé leur propre Amoris lætitia, une forme d’amour entre hommes d’un nouveau genre. Ce n’est plus le « coming out », aveu sacrilège en terre papale, mais le « coming home »◦– qui consiste à faire venir son amant à domicile. La chose est sue ; mais elle n’est pas dite. On est là au cœur de la nouvelle donne amoureuse des gays du monde entier. Les prêtres auraient-ils anticipés les nouveaux modes de vie LGBT ? Seraient-ils en train d’inventer ce que les sociologues appellent désormais la fluidité affective ou « liquid love » ?

Un cardinal français avec lequel j’ai noué une relation amicale régulière a longtemps vécu avec un prêtre anglican ; un archevêque italien avec un Écossais ; un cardinal africain entretient, également, une relation à distance avec un jésuite du Boston College et un autre avec son boyfriend de Long Beach aux États-Unis.

Amour ? Bromance ? Boyfriend ? Significant other ? Hookup ? Sugar daddy ? Friends with benefits ? Best Friend Forever ? Tout est possible et interdit à la fois. On se perd dans les mots, même en anglais ; on peine à décrypter la nature exacte de ces relations qui renégocient constamment les clauses du contrat amoureux mais sont ou ont été – c’est certain – « pratiquantes ». Une logique déjà analysée par l’écrivain français Marcel Proust en ce qui concerne les amours homosexuelles, et je m’en inspire pour la dernière règle de Sodoma, la quatorzième de ce livre : On se trompe souvent sur les amours des prêtres, et sur le nombre de personnes avec lesquelles ils ont des liaisons, « parce qu’on interprète faussement des amitiés comme des liaisons, ce qui est une erreur par addition », mais aussi parce qu’on peine à imaginer des amitiés comme des liaisons, ce qui est un autre genre d’erreur, cette fois par soustraction.

UN AUTRE MODÈLE AMOUREUX de la hiérarchie catholique passe par les « adoptions ». Je connais une dizaine de cas où un cardinal, un archevêque ou un prêtre a « adopté » son boyfriend. C’est vrai, par exemple, d’un cardinal francophone qui a adopté un migrant qu’il affectionnait particulièrement, suscitant l’étonnement de la police qui a découvert, en enquêtant sur le « sans-papiers », que l’ecclésiastique entendait bien faire légaliser son compagnon !

Un cardinal hispanique a, pour sa part, adopté son « amigo », devenu son fils (et resté son amant). Un autre cardinal âgé, que je visite, et qui vit avec son jeune « frère », mais que les sœurs qui partagent leur appartement ont bien identifié comme étant son amoureux – ce qu’elles trahissent en me parlant de lui comme son « nouveau » frère.

Un prêtre renommé m’a également raconté comment il a « adopté un jeune Latino-Américain, orphelin, qui vendait son corps dans la rue ». Initialement son « client », la relation est « rapidement devenue d’ordre paternel, d’un commun accord, et elle n’est plus maintenant sexuelle », me dit le prêtre. Le jeune homme est sauvage et insaisissable et son protecteur m’en parle comme d’un fils, ce qu’il est devenu en effet, aux yeux de la loi.

— Cette relation m’a humanisé, me dit le prêtre.

Le garçon était très désocialisé, très « insecure » : le chemin de cette relation a donc été semé d’embûches, la toxicomanie n’étant pas la moindre. Lui aussi a été légalisé après d’infinis tracas administratifs, que le prêtre me décrit lors de plusieurs entretiens à leur domicile commun. Il soutient à bout de bras son jeune ami, lui enseigne sa nouvelle langue et lui met le pied à l’étrier pour réussir une formation qui devrait lui permettre de trouver un travail. Rêve noble et insensé que de vouloir offrir une vie meilleure à un inconnu !

Heureusement, l’ancien travailleur du sexe, qui ne possède plus rien que l’histoire de sa vie, est en train de changer en bien. À la place d’un coming out, le prêtre offre à son protégé un « coming of age »◦– un passage à l’âge adulte. Le prêtre prend son temps ; il n’exerce aucune pression sur son ami qui a pourtant fait beaucoup de bêtises, jusqu’à menacer de brûler leur appartement commun. Il sait qu’il n’abandonnera jamais son fils dont l’amour devenu amitié est le produit non des liens du sang mais d’une filiation élective.

Cette relation généreuse, inventive, repose sur des sacrifices et un amour véritable qui forcent l’admiration.

— Même ma sœur a eu de la difficulté, au début, à imaginer que ce soit une véritable relation filiale, mais ses filles, elles, n’ont pas eu de peine à accueillir leur nouveau cousin, me raconte le prêtre.

Lequel me dit aussi avoir beaucoup appris et beaucoup changé au contact de son ami◦– et je devine à son regard, à ses yeux si beaux lorsqu’il me parle de son compagnon, que cette relation a donné un sens à sa vie de prêtre qui n’en avait plus.

CES AMITIÉS POST-GAYS échappent à toute classification. Elles correspondent, d’une certaine façon, à ce que Michel Foucault analysait dans son célèbre texte « De l’amitié comme mode de vie ». Et le philosophe homosexuel de s’interroger : « Comment est-il possible pour des hommes d’être ensemble ? De vivre ensemble, de partager leur temps, leurs repas, leur chambre, leurs loisirs, leurs chagrins, leur savoir, leurs confidences ? Qu’est-ce que c’est que ça, être entre hommes, “à nu” hors de relations institutionnelles, de famille, de profession, de camaraderie obligée ? » Aussi surprenant que cela puisse paraître, les prêtres et les ecclésiastiques sont en train d’inventer ces nouvelles familles, ces nouvelles formes d’amour post-gays, ces nouveaux modes de vie tels qu’ils ont été imaginés par le philosophe homosexuel mort du sida il y a plus de trente ans.

Les prêtres qui quittent généralement, et précocement, leurs parents, doivent apprendre à vivre entre hommes dès l’adolescence : ils se créent ainsi une autre « famille ». Sans parentèle, sans enfants, ces nouvelles structures de solidarité recomposées sont un mélange inédit d’amis, de protégés, d’amants, de collègues, d’« ex »-lovers, auxquels s’ajoutent éventuellement une vieille mère ou une sœur de passage ; ici amours et amitiés se mêlent d’une façon qui ne manque pas d’originalité.

Un prêtre m’a raconté sa propre histoire lorsque je l’ai rencontré dans une ville au bord de l’océan Atlantique. Les catholiques italiens le connaissent bien car il fut le personnage anonyme de La Confessione (réédité sous le titre Io, prete gay), le récit de vie d’un homosexuel au Vatican publié en 2000 par le journaliste Marco Politi.

Âgé aujourd’hui de soixante-quatorze ans, ce prêtre a souhaité reprendre la parole ici, pour la première fois depuis La Confessione. Sa simplicité, sa foi, sa générosité, son amour de la vie m’ont touché. Lorsqu’il me raconte ses vies amoureuses ou me parle des hommes qu’il a aimés◦– pas seulement désirés –, je ne sens à aucun moment que sa foi est moindre. Au contraire, je le trouve fidèle à ses engagements et, en tout cas, plus sincère que bien des monsignori et de cardinaux romains qui prêchent la chasteté le jour et catéchisent des prostitués la nuit.

Le prêtre a eu de belles amours et il me parle des trois hommes qui ont compté pour lui, en particulier de Rodolfo, un architecte argentin.