— Rodolfo a changé le cours de mon existence, me dit simplement le prêtre.
Les deux hommes ont vécu ensemble cinq années à Rome, alors que le prêtre avait mis entre parenthèses son sacerdoce, pour ne pas trahir son vœu de chasteté, après avoir demandé une sorte de mise en disponibilité, même s’il continuait à travailler au Vatican chaque jour. Ce qui fondait réellement leur couple n’était pas tant la sexualité, comme on pourrait le penser, mais le « pourquoi » ils étaient ensemble. Le dialogue intellectuel et culturel, la générosité et la tendresse, l’accord des caractères : tout cela comptait autant que la dimension physique.
— Je rends grâce à Dieu de m’avoir fait rencontrer Rodolfo. Avec lui, j’ai appris véritablement ce que veut dire aimer. J’ai appris à laisser tomber les beaux discours qui ne sont pas articulés aux faits, me dit le prêtre.
Lequel me confirme aussi, que s’il a vécu cette longue relation dans la discrétion, il ne l’a pas cachée : il en a parlé à ses confesseurs et à son directeur de conscience. Il a choisi l’honnêteté, rare au Vatican, et rejeté les « amours mensongères ». Sa carrière, bien sûr, en a souffert ; mais cela l’a rendu meilleur et plus sûr de lui.
Nous marchons maintenant au bord d’un bras de mer, près de l’Atlantique, et le prêtre, qui a pris l’après-midi pour me faire visiter la ville où il vit, me reparle sans cesse de Rodolfo, ce grand amour, fragile, lointain, et je mesure à quel point le prêtre confère à cette relation une sorte d’élection. Par la suite, il m’écrira de longues lettres pour me préciser des points qu’il n’a pas eu le temps de me communiquer, pour corriger telle impression, pour ajouter tel élément. Il a tellement peur d’avoir été mal compris.
Lorsque Rodolfo meurt à Rome, après une longue maladie, le prêtre se rend à ses obsèques : dans l’avion qui le ramène vers son ex-amant, il est tourmenté, et même paralysé, par la question de savoir s’il allait « devoir » ou « pouvoir » ou « vouloir » concélébrer l’office.
— À l’heure dite, le prêtre en charge de l’office ne s’est pas présenté, se souvient-il. C’était un signe du ciel. Comme le temps passait, on m’a demandé de le remplacer. Et c’est ainsi qu’un petit texte que j’avais griffonné, durant le voyage qui me conduisait une nouvelle fois jusqu’à Rodolfo, est devenu l’homélie de ses funérailles.
Je garderai confidentiel ce texte que le prêtre m’a envoyé, parce qu’il est si personnel et si touchant que ce serait inévitablement dénaturer les secrets de ces belles amours. Une intimité longtemps indicible et pourtant révélée, et même criée au grand jour, aux yeux de tous, au milieu de cette église de Rome, lors de la messe d’enterrement.
AU CŒUR MÊME DU VATICAN, deux couples homosexuels légendaires continuent eux aussi à rayonner dans la mémoire de ceux qui les ont connus et j’aimerais terminer ce livre avec eux. Tous deux travaillaient à Radio Vatican, le média par excellence du saint-siège et le porte-voix du pape.
— Bernard Decottignies était journaliste à Radio Vatican. Presque tous ses collègues étaient au courant de sa relation avec Dominique Lomré, qui était un artiste-peintre. Ils étaient tous les deux belges. Ils étaient incroyablement proches. Bernard aidait Dominique dans toutes ses expositions, il était toujours là pour le rassurer, l’assister, l’aimer. Il donnait toujours la priorité à Dominique. Il lui avait dédié sa vie, me raconte au cours de nombreux entretiens Romilda Ferrauto, ancienne rédactrice en chef du programme français de Radio Vatican.
Le père José Maria Pacheco, qui était lui aussi un ami du couple, et qui fut longtemps journaliste au programme lusophone de Radio Vatican, me confirme la beauté de cette relation, lors d’un entretien au Portugal :
— Je me souviens de la sérénité de Bernard et de son professionnalisme. Ce qui me marque, encore aujourd’hui, est la « normalité » avec laquelle il vivait, au jour le jour, sa vie professionnelle et sa relation affective avec Dominique. Je me souviens de Bernard comme de quelqu’un qui vivait sa condition homosexuelle, et sa vie de couple, sans inquiétude, ni militantisme. Il ne voulait ni faire savoir, ni cacher, qu’il était gay◦– tout simplement parce qu’il n’y avait rien à cacher. C’était simple et, d’une certaine manière, « normal ». Il vivait son homosexualité de façon paisible, pacifiée, dans la dignité et la beauté d’un amour stable.
En 2014, Dominique meurt, a-t-on dit, d’une maladie respiratoire.
— À partir de ce moment-là, Bernard n’était plus le même. Sa vie n’avait plus de sens. Il a été en congé maladie puis est tombé en dépression. Un jour, il est venu me voir et il m’a dit : « Tu ne comprends pas : ma vie s’est arrêtée avec la mort de Dominique », me raconte Romilda Ferrauto.
— À partir de la mort de Dominique, confirme le père José Maria Pacheco, quelque chose d’irréversible s’est produit. Par exemple, Bernard a cessé de se raser et sa longue barbe était en quelque sorte le signe de sa détresse. Lorsque je le croisais, Bernard était écrasé, intérieurement dévoré par la douleur.
En novembre 2015, Bernard se suicide, plongeant à nouveau le Vatican dans la stupeur et le chagrin.
— Nous étions tous abasourdis. Leur amour était si fort. Bernard s’est suicidé car il n’arrivait plus à vivre sans Dominique, ajoute Ferrauto.
Le journaliste américain Robert Carl Mickens, qui a longtemps travaillé lui aussi à Radio Vatican, se souvient de la disparition de Dominique :
— Le père Federico Lombardi, porte-parole du pape, a voulu célébrer en personne l’enterrement de Bernard en l’Église Santa Maria in Traspontina. À la fin de l’office, il est venu m’embrasser car j’étais très proche de Bernard. Cette relation amoureuse très forte, homosexuelle, était connue de tous et, bien sûr, du père Lombardi.
Romilda Ferrauto ajoute :
— Bernard essayait autant que possible de ne pas cacher son homosexualité. Il était en cela honnête et courageux. La plupart de ceux qui étaient au courant acceptaient son homosexualité et, à la rédaction française, nous connaissions son compagnon.
Un autre couple d’hommes, Henry McConnachie et Speer Brian Ogle, était également fort connu au sein de Radio Vatican. Tous les deux travaillaient au service anglais de la station. Lorsqu’ils sont morts de vieillesse, le Vatican leur a rendu hommage.
— Henry et Speer vivaient ensemble à Rome depuis les années 1960. Leur couple, très « colorful », n’était pas véritablement « openly gay ». Ils appartenaient à une autre génération pour laquelle une certaine discrétion primait. Ils étaient, disons, des « gentlemen », me précise Robert Carl Mickens, qui fut un ami proche d’Henry.
Le cardinal Jean-Louis Tauran a tenu à célébrer personnellement les funérailles d’Henry McConnachie, qu’il connaissait de longue date, tout comme sa sexualité.
— Presque tout le monde était au courant de l’homosexualité de ces deux couples et ils avaient beaucoup d’amis à Radio Vatican. Et aujourd’hui encore, on se souvient d’eux avec une immense tendresse, conclut Romilda Ferrauto.
LE MONDE QUE J’AI DÉCRIT DANS CE LIVRE N’EST PAS LE MIEN. Je ne suis pas catholique. Je ne suis même pas croyant, même si je mesure l’importance de la culture catholique dans ma vie et dans l’histoire de mon pays, un peu comme Chateaubriand parle du « génie du christianisme ». Je ne suis pas non plus anticlérical et, d’ailleurs, ce livre n’est pas contre le catholicisme mais d’abord, et avant tout, quoi qu’on puisse penser, une critique d’une communauté gay un peu particulière◦– et une critique de ma propre communauté.
Voilà pourquoi je crois utile d’évoquer en épilogue l’histoire d’un prêtre qui a eu une influence importante pour moi durant ma jeunesse. Il est rare que je parle de ma propre vie dans mes livres, mais ici, étant donné le sujet, chacun comprendra que cela soit nécessaire. Je dois cette vérité au lecteur.