Au vrai, j’ai été chrétien jusqu’à l’âge de treize ans. À cette époque, en France, le catholicisme était, comme on dit, « la religion de tout le monde ». C’était un fait culturel presque banal. Mon prêtre s’appelait Louis. On disait, tout simplement : « l’abbé Louis » ou plus fréquemment, « le père Louis ». Telle une figure du Greco, exagérément barbu, il est arrivé un matin dans notre paroisse, près d’Avignon, dans le sud de la France. D’où venait-il ? Je ne le savais pas à l’époque. Comme tous les habitants de notre ville de Provence, nous avons accueilli ce « missionnaire » ; nous l’avons adopté et nous l’avons aimé. C’était un simple abbé, non pas un curé ; un vicaire, pas un prélat, ni un ministre du culte. Il était jeune et sympathique. Il donnait une belle image de l’Église.
Il était aussi paradoxal. Un aristocrate, d’origine belge – d’après ce que nous savions –, un intellectuel mais qui parlait le langage simple des pauvres. Il nous tutoyait en fumant sa pipe. Il nous prenait un peu pour sa famille.
Je n’ai pas reçu d’éducation catholique : je suis allé au collège et au lycée publics et laïques, qui tiennent, fort heureusement en France, la religion à bonne distance ; ce dont je remercie mes parents. Nous allions rarement à la messe, qui nous paraissait tellement ennuyeuse. Entre ma première communion et la seconde, je suis devenu l’un des élèves préférés du père Louis, son favori peut-être, au point que mes parents lui ont demandé d’être mon parrain de confirmation. Devenir l’ami d’un prêtre, amitié peu banale, fut une expérience significative alors que ma pente naturelle aurait plutôt été, déjà, la critique de la religion, dans l’esprit du jeune Poète : « Vraiment, c’est bête, ces églises de villages » où les bambins écoutent « les divins babillages ».
J’étais catholique par tradition. Je n’ai jamais été « esclave de mon baptême ». Mais le père Louis était génial. J’étais trop dissipé pour être enfant de chœur et je crois bien avoir été renvoyé du catéchisme pour indiscipline. Mon prêtre ne s’en est pas offusqué◦– au contraire. Faire le catéchisme aux enfants de la paroisse ? Vivre autour de la sacristie et animer la kermesse ? J’étais un petit Rimbaud en quête d’autres horizons ; l’abbé aspirait, comme nous, à de plus grands espaces. Il m’a encouragé à rejoindre l’aumônerie qu’il animait et, avec lui, pendant cinq ou six ans, nous avons vécu l’aventure. C’était une aumônerie populaire◦– pas un mouvement d’éclaireurs ou de scouts, plus bourgeois. Il m’a donné la passion des voyages et m’a appris l’alpinisme, encordé à lui. Sous prétexte de « retraites spirituelles », nous sommes partis en camp de jeunes, à vélo ou à pied, dans les Alpilles provençales, dans le massif des Calanques à Marseille, près de la montagne de Lure dans les Alpes-de-Haute-Provence, ou encore en haute montagne, avec nos tentes et nos piolets, dormant dans les refuges, gravissant, à plus de 4 000 mètres d’altitude, le Dôme de neige des Écrins. Et le soir, durant ces séjours loin de ma famille, j’ai commencé à lire les livres que, parfois, sans trop insister, cet abbé aux « lectures mal bienveillantes » nous recommandait, peut-être à des fins évangélisatrices.
Pourquoi est-il devenu prêtre ? À cette époque, nous ne savions pas grand-chose de la vie de Louis « avant ». Il était secret : qu’avait-il fait « avant » d’arriver dans notre paroisse avignonnaise ? Au moment de rédiger ce livre, avec l’aide de ses plus proches amis, j’ai tenté de retrouver sa trace. J’ai fait des recherches dans les archives du diocèse et j’ai pu reconstituer son itinéraire assez précisément de Lusambo, au Zaïre (alors le Congo belge) où il est né en 1941, jusqu’à Avignon.
Je me souviens du prosélytisme culturel et du « catéchisme des loisirs » de l’abbé Louis. En cela, il était, par cette expression même, à la fois moderne et traditionnel. Homme d’art et de littérature, il aimait les chants grégoriens et le cinéma d’art et essai. Il nous emmenait voir des films « à thème » afin d’engager avec nous des discussions tendancieuses sur le suicide, l’avortement, la peine de mort, l’euthanasie ou la paix dans le monde (jamais, me semble-t-il, sur l’homosexualité). Tout pour lui était ouvert à l’échange, sans tabou, sans préjugé. Mais, diplômé de philosophie et de théologie◦– Louis a parfait son éducation religieuse avec un diplôme de droit canonique à l’Université pontificale grégorienne de Rome –, il était un redoutable débatteur. Il était à la fois le produit de Vatican II, de sa modernité, et l’héritier d’une conception conservatrice de l’Église qui le rendait nostalgique du latin et des habits d’apparat. Il a aimé passionnément Paul VI ; un peu moins Jean-Paul II. Il était en faveur d’un catéchisme rénové, bousculant la tradition, mais il s’arc-boutait aussi sur les liens indéfectibles du mariage, au point d’avoir refusé la communion à certains couples divorcés. De fait, en Avignon, par ses contradictions et sa liberté d’esprit, il déboussolait ses paroissiens.
Prêtre-ouvrier pour les uns◦– irritée, la bourgeoisie locale l’accusait d’être communiste – ; curé de campagne pour les autres, qui le vénéraient ; prêtre lettré pour tous, à la fois admiré et jalousé, car les ruraux se méfient toujours des urbains qui lisent des livres.
On lui reprochait d’être « hautain », c’est-à-dire intelligent. Sa joie de vivre ironique inquiétait. Sa culture anti-bourgeoise qui lui faisait mépriser l’argent, la vanité et l’ostentation passa mal parmi les catholiques pratiquants qui, ne sachant quoi penser, le trouvaient simplement trop « spirituel » à leur goût. On se méfiait des (trop nombreux) voyages qu’il avait faits et des nouvelles idées qu’il en avait rapportées. On disait qu’il avait « de l’ambition », on prédisait qu’il serait un jour évêque ou même cardinal et, dans notre paroisse, ce personnage de Balzac – Lucien de Rubempré plus que Rastignac –, était confondu avec un arriviste. Contrairement à bien des prêtres, je me souviens aussi qu’il n’était pas misogyne et se plaisait dans l’entourage des femmes. Est-ce pour cette raison qu’on lui prêta bientôt une maîtresse en la personne d’une militante socialiste locale ? Une rumeur dont cette dernière, que j’ai interrogée pour ce livre, s’amuse encore aujourd’hui. On lui reprocha aussi – comment pouvait-on lui reprocher cela ? – son hospitalité, qui fut sa grande affaire ; car il hébergeait des pauvres, de jeunes marginaux et des étrangers de passage dans la paroisse. On lui prêta enfin, je ne l’ai pas su à l’époque, des histoires contre-nature avec des marins dans le port de Toulon ; on a dit qu’il courait le monde pour y chercher des aventures. De tout cela, il riait et saluait sa supposée belle-mère dans la paroisse d’un tonitruant : « Belle-maman ! »
Pour paraphraser Chateaubriand, dans son beau portrait de l’abbé de Rancé, je pourrais écrire que « cette famille de la religion autour du [père Louis] avait la tendresse de la famille naturelle et quelque chose de plus ».
Pour moi, le dialogue avec Dieu◦– et avec le père Louis◦– s’arrêta à l’entrée du lycée à Avignon. Je n’ai jamais détesté le catholicisme◦– je l’ai simplement oublié. Les pages des évangiles, que je n’avais jamais vraiment lues, ont été remplacées par Rimbaud, Rousseau et Voltaire (moins le Voltaire de « Écraser l’infâme » que celui de Candideoù les jésuites sont tous gays). Je crois moins en la Bible qu’en la littérature◦– elle me paraît plus fiable, ses pages sont infiniment plus belles et finalement moins romancées.