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À Avignon, j’ai donc continué à fréquenter assidûment la chapelle des Pénitents Gris, le cloître des Carmes, la chapelle des Pénitents Blancs, le jardin Urbain V, le cloître des Célestins et surtout la cour d’honneur du palais des Papes mais ce n’était plus pour y suivre les enseignements chrétiens : je venais y voir des spectacles païens. Avignon fut, on le sait, la capitale de la chrétienté et le siège de la papauté au XIVe siècle, avec neuf papes qui y ont résidé (et mon deuxième prénom, selon une tradition fréquente en Avignon, est Clément, comme trois de ces papes, dont un anti-pape !). Pourtant, Avignon représente autre chose pour la plupart des Français aujourd’hui : la capitale du théâtre public laïc. Mes évangiles s’appellent désormais Hamlet et Angels in America, et je n’ai pas peur d’écrire que le Dom Juan de Molière compte plus pour moi que l’Évangile selon saint Jean. Je donnerais même la Bible tout entière en échange de Shakespeare et, pour moi, une seule page de Rimbaud vaut plus que tout l’œuvre de Joseph Ratzinger ! Et d’ailleurs, je n’ai jamais placé aucune bible dans le tiroir de ma table de nuit mais Une saison en enfer, dans l’édition de la Pléiade qui, avec son papier bible, ressemble à un missel. Je possède peu de livres de cette belle collection, mais les Œuvres complètes de Rimbaud sont toujours à portée de main, posées près de mon lit, en cas d’insomnie ou de rêves. C’est une règle de vie.

De cette formation religieuse, aujourd’hui dissipée, des traces demeurent. À Paris, je perpétue à ma façon la tradition provençale qui consiste à faire chaque année, pour Noël, la crèche avec des modèles Carbonel, achetés à la foire aux santons de Marseille (et à manger, ce soir-là, les fameux « treize desserts »). Mais il s’agit d’un Noël « culturel » ou « laïque » ce que le Poète appelle un « Noël sur la terre ». J’ai également collaboré pendant plusieurs années à la revue Esprit ;tout comme j’ai été façonné dans mes goûts cinématographiques par la pensée du critique catholique André Bazin. Si, lecteur de Kant, Nietzsche et Darwin, et fils de Rousseau et Descartes, plus que de Pascal◦– Français, quoi ! –, je ne peux plus être croyant aujourd’hui, pas même un « chrétien culturel », je respecte la culture chrétienne et donc le « génie (culturel) du christianisme ». Et j’aime bien cette formule d’un Premier ministre français qui a dit : « Je suis un protestant athée. » Disons alors que je suis un « catholique athée », un athée de culture catholique. Ou pour le dire autrement, que je suis : « Rimbaldien ».

Dans ma paroisse près d’Avignon (que Louis aussi a quittée, après avoir été nommé curé dans une autre ville de Provence en 1981), le catholicisme a décliné. Le curé, écrit le Poète, « a emporté la clé de l’église ». Une Église qui n’a pas su évoluer avec son temps : elle s’est arc-boutée sur le célibat des prêtres, qui est, on le devine aujourd’hui, profondément contre-nature, et a interdit les sacrements aux divorcés, alors même que la majorité des familles de mon village sont désormais recomposées. Quand il y avait à l’époque trois messes chaque dimanche avec trois prêtres dans mon église, il n’y en a plus qu’une désormais, un dimanche sur trois, le curé ambulant, d’ailleurs venu d’Afrique, courant d’une paroisse à l’autre, dans cette périphérie du sud d’Avignon, devenue un désert catholique. En France, environ 800 prêtres meurent chaque année ; moins de cent sont ordonnés… Le catholicisme s’efface lentement.

Pour moi aussi, le catholicisme est une page tournée, sans ressentiment ni rancœur, sans animosité ni anticléricalisme◦– je ne suis pas dans la « haine des prêtres », comme on le dit chez Flaubert. Et, bientôt, le père Louis aussi s’est éloigné.

J’ai appris sa mort lorsque je vivais déjà à Paris et cette disparition de mon prêtre, encore jeune, à cinquante-trois ans, m’a terriblement attristé. J’ai voulu lui rendre hommage et j’ai donc donné un petit texte pour les pages locales du quotidien Le Provençal (aujourd’hui La Provence), publié de manière anonyme sous le titre « La mort du père Louis ». Je relis aujourd’hui cet article que je viens de retrouver et en conclusion duquel j’ai fait référence, un peu naïvement, au film italien Cinema Paradiso et à son vieux projectionniste sicilien Alfredo qui avait appris la vie à Totò, le héros, un enfant de chœur, lequel s’est émancipé de son village grâce à la salle de cinéma paroissiale, et est devenu réalisateur de cinéma à Rome. Et, ainsi, j’ai dit adieu à Louis.

Pourtant, je devais le retrouver près de vingt-cinq ans plus tard.

LORSQUE JE FINISSAIS D’ÉCRIRE CE LIVRE, et alors que j’avais perdu les traces du père Louis depuis bien des années, celui-ci est entré de nouveau dans ma vie subitement et de façon inattendue. L’une des amies de Louis, une paroissienne progressiste avec qui j’avais gardé le contact, a choisi de me raconter la fin de sa vie. Loin d’Avignon, vivant à Paris, je n’en avais rien su ; et personne d’ailleurs, dans la paroisse, n’avait connu ses secrets. Louis était homosexuel. Il avait une double vie qui, rétrospectivement, donnait sens à certains de ses paradoxes, à ses ambiguïtés. Comme tant de prêtres, il tentait de conjuguer sa foi et son orientation sexuelle. Il me semble, en me souvenant de cet abbé atypique et que nous avons tant aimé, qu’une douleur intérieure l’encombrait, une larme peut-être. Mais il est possible que cette lecture soit seulement rétrospective.

J’ai également appris les conditions de sa mort. Dans sa biographie que m’a communiquée le diocèse, lorsque j’ai voulu retrouver sa trace, il est écrit pudiquement à la fin de sa vie : « Retraite foyer sacerdotal à Aix-en-Provence, de 1992 à 1994 ». Mais en interrogeant ses amis, une autre réalité est apparue : Louis est mort du sida.

En ces années où la maladie était presque toujours mortelle, et juste avant – hélas – qu’il ne puisse bénéficier des trithérapies, Louis a d’abord été traité à l’Institut Paoli-Calmettes de Marseille, hôpital précurseur en matière de sida, avant d’être pris en charge dans une clinique de Villeneuve d’Aix-en-Provence, par les sœurs de la chapelle Saint-Thomas. C’est là où il est mort dans « l’attente désespérée », me dit-on, d’un traitement qui n’est pas arrivé à temps. Il n’a jamais véritablement parlé de son homosexualité et a nié la nature de sa maladie. Ses collègues religieux, sans doute informés de son mal, l’ont, pour la plupart, abandonné. Faire preuve de solidarité eût été, ici encore, soutenir un prêtre gay et peut-être prendre le risque d’être suspect. Les autorités du diocèse ont préféré dissimuler les causes de sa mort, et la plupart des curés qui l’avaient côtoyé, maintenant effrayés, ne se sont plus manifestés quand il était alité. Il les a contactés, sans retour de leur part. Presque personne n’est venu lui rendre visite. (Un des rares prêtres qui fut à ses côtés jusqu’à la fin se demande, lorsque je l’interroge, si ce n’est pas Louis qui a voulu, de lui-même, mettre de la distance avec ses anciens correligionnaires ; le cardinal Jean-Pierre Ricard, actuellement archevêque de Bordeaux et qui fut le vicaire général de l’archevêché de Marseille, que j’interroge lors d’un déjeuner à Bordeaux, se souvient du père Louis mais me dit avoir oublié les détails de sa mort.)