L’aile droite de la curie vient de déclarer la guerre contre François. Rien n’interdit même de penser que cette offensive est lancée par une faction gay contre une autre faction gay de la curie, la première anti-François et d’extrême droite, la seconde pro-François et plus libérale. Une schizophrénie remarquable que le prêtre et théologien James Alison me résumera, lors d’un entretien à Madrid, d’une formule significative :
— It’s an intra-closet war ! L’affaire Viganò, c’est la guerre du vieux placard contre le nouveau placard !
Si l’archevêque Carlo Maria Viganò est un grand professionnel dont le sérieux est généralement reconnu, son geste n’est pas au-dessus de tout soupçon. Cet homme irascible et « closeted » n’est pas un lanceur d’alerte ! Certes, le nonce connaît par cœur la situation de l’Église aux États-Unis où il a été cinq années ambassadeur du saint-siège. Auparavant, il a été secrétaire général du gouvernorat de la cité du Vatican, ce qui lui a permis de traiter d’innombrables dossiers et d’être informé de toutes les affaires internes, y compris celles relatives aux mœurs schizophrènes des plus hauts prélats. Il est même possible qu’il ait conservé des dossiers sensibles sur un grand nombre d’entre eux. (Viganò a succédé à ce poste à Mgr Renato Boccardo, aujourd’hui archevêque de Spoleto, où je l’ai interviewé : il a partagé avec moi quelques informations intéressantes.)
Ayant également été chargé de l’affectation des diplomates du saint-siège, un corps d’élite dont sont issus un grand nombre de cardinaux de la curie romaine, Viganò apparaît donc comme un témoin fiable et sa lettre irrécusable.
On a beaucoup dit que cette « Testimonianza » était une opération conduite par l’aile dure de l’Église pour déstabiliser François, Viganò étant étroitement lié aux réseaux de l’extrême droite catholique. Selon mes informations, ce point n’est pas établi. Il s’agirait moins d’un « complot » ou d’une tentative de « putsch », comme on a pu le dire, que d’un acte que je crois isolé et quelque peu exalté. Pour être conservateur et « rigide », Viganò est d’abord un « curial », c’est-à-dire un homme de curie et un pur produit du Vatican. Il est, selon un témoin qui le connaît bien, ce « genre d’homme qui est généralement loyal au pape : pro-Wojtyła sous Jean-Paul II, pro-Ratzinger sous Benoît XVI et pro-Bergoglio sous François ».
— Mgr Viganò est un conservateur, disons sur la ligne de Benoît XVI, mais c’est d’abord un grand professionnel. Il accuse avec des dates, des faits, il est très précis dans ses attaques, m’explique, lors d’un déjeuner à Rome, le célèbre vaticaniste italien Marco Politi.
Le cardinal Giovanni Battista Re, qui est l’un des rares à être cité positivement dans le document, se montre néanmoins sévère lorsque je l’interroge dans son appartement du Vatican, en octobre 2018 :
— Triste ! C’est très triste ! Comment Viganò a-t-il pu faire une chose pareille ? Il y a quelque chose qui ne va pas dans sa tête… [Il me fait un signe comme s’il s’agissait d’un fou.] C’est une chose incroyable !
De son côté, le père Federico Lombardi, ancien porte-parole des papes Benoît XVI et François, me suggère, lors d’un de nos entretiens réguliers, après la publication de la lettre :
— Mgr Viganò a toujours été plutôt rigoureux et courageux. En même temps, dans chacun des postes qu’il a occupés, il fut un élément de grande division. Il a toujours été un peu en guerre. En se plaçant entre les mains de journalistes réactionnaires bien connus, il se met donc au service d’une opération anti-François.
Il ne fait aucun doute que l’affaire Viganò a été rendue possible grâce à l’aide de médias et de journalistes ultraconservateurs opposés à la ligne du pape François (les Italiens Marco Tosatti et Aldo Maria Valli, le National Catholic Register, LifeSiteNews.com ou encore le richissime américain Timothy Busch du network télévisé catholique EWTN).
— Ce texte a été immédiatement instrumentalisé par la presse catholique réactionnaire, m’explique le moine italien bénédictin Luigi Gioia, un excellent connaisseur de l’Église, lors d’un entretien à Londres. Les conservateurs s’acharnent à nier la cause des abus sexuels et du « cover-up » de l’Église : le cléricalisme. C’est-à-dire un système oligarchique et condescendant qui n’a d’autres fins que la préservation du pouvoir à n’importe quel prix. Pour refuser de reconnaître que c’est la structure même de l’Église qui est en cause, on cherche des boucs émissaires : les gays qui se seraient infiltrés dans l’institution et l’ont compromise à cause de leur incapacité foncière de se refréner sexuellement. C’est la thèse de Viganò. La droite n’a pas eu de peine à saisir cette occasion inespérée pour tenter d’imposer son agenda homophobe.
Si cette campagne anti-François est attestée, il me semble néanmoins que le geste de Viganò est plus irrationnel et solitaire qu’on ne l’a cru : c’est un acte désespéré, une vengeance personnelle, qui est d’abord le fruit d’une blessure intime profonde. Viganò est un loup◦– mais un loup solitaire.
Alors, pourquoi rompt-il soudain avec le pape ? Un influent monsignore dans l’entourage immédiat de Mgr Becciu, alors encore Substitut, soit le « ministre » de l’Intérieur du pape, fait l’hypothèse lors d’un rendez-vous au Vatican peu après la parution de la lettre (cet entretien, comme la plupart de mes interviews, a été enregistré avec l’accord du minutante) :
— L’archevêque Carlo Maria Viganò, qui a toujours été vaniteux et un peu mégalo, rêvait d’être créé cardinal. C’était son rêve absolu, son seul rêve en fait. Le rêve d’une vie. C’est vrai que ses prédécesseurs ont généralement été élevés à la pourpre. Mais pas lui ! François l’a d’abord renvoyé de Washington, puis il l’a privé de son superbe appartement, ici même, à l’intérieur du Vatican, et il a dû déménager dans une résidence au milieu de nonces à la retraite. Pendant tout ce temps, Viganò a rongé son frein. Mais il espérait toujours ! Une fois passé le consistoire de juin 2018 où il n’a pas été créé cardinal, ses derniers espoirs se sont envolés : il allait avoir soixante-dix-huit ans et il a compris que la roue avait tourné. Il en a été désespéré et il a décidé de se venger. C’est aussi simple que ça. Sa lettre a peu à voir avec les abus sexuels et tout à voir avec cette déception.
Depuis longtemps, Viganò a fait l’objet de critiques sur son infatuation, ses médisances, sa paranoïa, et il a même été déjà soupçonné d’avoir nourri la presse, ce qui lui a valu d’être limogé de Rome et expédié à Washington, sur ordre du cardinal secrétaire d’État Tarcisio Bertone sous Benoît XVI (les notes de Vatileaks sont explicites sur ces différents points). Des rumeurs existent aussi sur ses inclinations : son obsession anti-gay est si irrationnelle qu’elle pourrait cacher une répression et une « homophobie internalisée ». C’est d’ailleurs la thèse du journaliste catholique américain Michael Sean Winters qui a « outé » Viganò : sa « haine de soi » lui ferait haïr les homosexuels ; il serait ce qu’il dénonce.
Le pape, qui s’est refusé à commenter le pamphlet à chaud, a suggéré une analyse similaire. Dans une homélie codée du 11 septembre 2018, il laisse entendre que le « Grand Accusateur qui se déchaîne contre les évêques », qui « cherche à dévoiler les péchés », ferait mieux, au lieu d’accuser les autres, de « s’accuser lui-même ».
Quelques jours plus tard, François récidive : il s’en prend à nouveau à Viganò, sans le nommer, dans une autre homélie qui vise les « hypocrites », un mot qu’il répète à une dizaine de reprises. « Les hypocrites du dedans et du dehors », insiste-t-il. Ajoutant : « Le Diable utilise les hypocrites […] pour détruire l’Église. » The lady doth protest too much !