ÉCRIT, OU NON, par une « drama queen » que trahirait son homophobie internalisée, le plus intéressant de la « Testimonianza » est ailleurs. Non pas seulement dans les motivations secrètes de Mgr Viganò, probablement multiples, mais également dans la véracité des faits qu’il dévoile. Et c’est ici que sa lettre devient un document unique, un témoignage majeur, et pour une part irréfragable, sur la « culture du secret », la « conspiration du silence » et l’homosexualisation de l’Église.
En dépit de l’opacité de son texte, mélange de faits et d’insinuations, Viganò parle sans langue de bois : il estime nécessaire de « confesser publiquement les vérités que nous avons gardées cachées » et pense que « les réseaux homosexuels présents dans l’Église doivent être éradiqués ». Ce faisant, le nonce vise nommément les trois derniers cardinaux secrétaires d’État – Angelo Sodano sous Jean-Paul II, Tarcisio Bertone sous Benoît XVI, et Pietro Parolin sous François –, tous les trois soupçonnés, écrit-il, d’avoir couvert des abus sexuels ou d’appartenir au « corrento filo omossessuale », le « courant pro-homosexuel » du Vatican. Diable !
Pour la première fois, un haut diplomate du Vatican révèle les secrets des affaires de pédophilie et la prégnance majeure de l’homosexualité au Vatican. Je ferais cependant l’hypothèse, suivant ainsi l’analyse de plusieurs vaticanistes chevronnés, que Mgr Viganò s’intéresse moins aux abus sexuels (qu’il est soupçonné d’avoir couverts au secrétariat général du Vatican et à Washington), qu’à la question gay : le « outing » serait donc la seule et véritable motivation de sa lettre. (Son nouveau « memo » d’octobre 2018 confirmera définitivement ce point.)
Ce faisant, le nonce commet deux erreurs majeures. Il mélange, d’abord, dans une même critique, plusieurs catégories de prélats qui ont peu de rapports entre elles, à savoir des prêtres qui sont soupçonnés d’avoir commis des abus sexuels (le cardinal de Washington Theodore McCarrick) ; des prélats qui auraient couvert ces prédateurs (par exemple, selon sa lettre, les cardinaux Angelo Sodano ou Donald Wuerl) ; des prélats qui « appartiennent au courant homosexuel » (il désigne ainsi, sans en apporter la preuve, les cardinaux américain Edwin Frederick O’Brien et italien Renato Raffaele Martino) et des prélats « aveuglés par leur idéologie pro-gay » (les cardinaux américains Blase Cupich et Joseph Tobin). Au total, près d’une quarantaine de cardinaux et évêques sont montrés du doigt ou « outés ». (Mgr Cupich et Mgr Tobin ont sévèrement démenti les allégations du nonce ; Donald Wuerl a présenté sa démission au pape, laquelle a été acceptée ; les autres n’ont pas fait de commentaires.)
Ce qui est choquant dans le témoignage Viganò, c’est la grande confusion entretenue entre prêtres coupables de crimes ou de « cover-up » d’une part, et prêtres homosexuels ou seulement gay-friendly d’autre part. Cette malhonnêteté intellectuelle grave qui mêle abuseurs, complaisants et simples homosexuels ne peut être que le produit d’un esprit compliqué. Viganò est resté bloqué dans l’homophilie et l’homophobie des années 1960, lorsqu’il avait lui-même vingt ans : il n’a pas compris que les temps ont changé et que nous sommes passés en Europe et en Amérique, depuis les années 1980, de la criminalisation de l’homosexualité à la criminalisation de l’homophobie ! Sa pensée d’un autre temps n’est d’ailleurs pas sans rappeler les écrits d’homosexuels homophobes typiques comme le prêtre français Tony Anatrella ou le cardinal colombien Alfonso López Trujillo, dont nous aurons bientôt l’occasion de reparler. Cette confusion inadmissible entre coupable et victime est, au demeurant, au cœur même de la question des abus sexuels : Viganò est bien l’illustration caricaturale de ce qu’il dénonce.
Outre cette grave confusion intellectuelle généralisée, la deuxième erreur de Viganò, la plus grave sur le plan stratégique pour la pérennité de son « testament », aura été de « outer » des cardinaux majeurs proches de François (Parolin, Becciu), mais aussi ceux qui ont animé les pontificats de Jean-Paul II (Sodano, Sandri, Martino) et de Benoît XVI (Bertone, Mamberti). Certes, tout connaisseur de l’histoire vaticane sait que l’affaire McCarrick prend sa source dans les dérives orchestrées sous le pontificat de Jean-Paul II : en l’écrivant, le nonce se prive toutefois de nombre de ses soutiens conservateurs. Moins stratège qu’impulsif, Viganò se venge aveuglément en « outant » tous ceux qu’il n’aime pas, sans plan ni tactique, pensant que sa seule parole est une preuve suffisante pour dénoncer l’homosexualité de ses collègues. Ainsi des Jésuites qui sont largement suspectés d’être « déviants » (comprenez homosexuels) ! En accusant tout le monde, sauf lui-même, Viganò révèle magnifiquement, et à son corps défendant, que la théologie des intégristes peut être, elle aussi, une sublimation de l’homosexualité. C’est ainsi que Viganò s’est privé de ses alliés : la droite du Vatican ne peut admettre, aussi critique soit-elle vis-à-vis de François, qu’on sème le doute sur les pontificats antérieurs de Jean-Paul II et de Benoît XVI. En ciblant Angelo Sodano et Leonardo Sandri (même s’il épargne étrangement les cardinaux Giovanni Battista Re, Jean-Louis Tauran et surtout Stanisław Dziwisz), Viganò commet une faute stratégique majeure, que ses affirmations soient vraies ou non.
L’extrême droite de l’Église, qui a d’abord soutenu le nonce et défendu sa crédibilité, a vite compris le piège. Après une première sortie tonitruante, le cardinal Burke s’est tu, finalement outré que le nom de son proche ami ultraconservateur Renato Raffaele Martino figure dans la lettre (Burke a validé un communiqué de presse, écrit par Benjamin Harnwell, contestant fermement le fait que Martino puisse faire partie du « courant homosexuel »◦– sans en fournir de preuves, naturellement). De même, Georg Gänswein, le plus proche collaborateur du pape retraité Benoît XVI, a pris soin de ne pas confirmer la lettre, quoi qu’il lui en coûte. Donner du crédit au témoignage de Viganò serait donc, pour les conservateurs, se tirer une balle dans le pied, en même temps que prendre le risque d’entrer dans une guerre civile où tous les coups seraient permis. Les homosexuels placardisés étant plus nombreux à la droite qu’à la gauche de l’Église, l’effet boomerang serait dévastateur.
Dans l’entourage de François, un archevêque de curie que j’ai rencontré au moment de la parution de la lettre, a justifié la prudence du pape par ces mots :
— Que voulez-vous que le pape réponde à une lettre qui soupçonne plusieurs anciens secrétaires d’État du Vatican et des dizaines de cardinaux d’être soit complices d’abus sexuels, soit homosexuels ? Confirmer ? Démentir ? Nier les abus sexuels ? Nier l’homosexualité au Vatican ? Vous voyez bien que sa marge de manœuvre était limitée. Si Benoît XVI n’a pas non plus réagi, c’est pour les mêmes raisons. Ni l’un ni l’autre ne pouvaient s’exprimer après un texte aussi pervers.
Mensonge, double vie, « cover-up », la « Testimonianza » de Mgr Viganò montre au moins une chose que nous allons comprendre dans ce livre : tout le monde se tient et tout le monde semble mentir au Vatican. Ce qui fait écho aux analyses de la philosophe Hannah Arendt sur le mensonge dans Les Origines du totalitarisme ou dans son célèbre article « Vérité et politique » : elle y suggérait que « quand une communauté se lance dans le mensonge organisé », « quand tout le monde ment sur tout ce qui est important », et en permanence, quand on a « tendance à transformer le fait en opinion », à refuser les « vérités de fait », alors le résultat n’est pas tant que l’on croit les mensonges, mais que l’on détruit « la réalité du monde commun ».