Au début, bien sûr, le pape a été surpris par l’ampleur de cette « colonie médisante », avec ses « qualités charmantes » et ses « insupportables défauts », dont parle l’écrivain français Marcel Proust dans son célèbre Sodome et Gomorrhe. Mais ce qui insupporte François, ce n’est pas tant cette homophilie si répandue que l’hypocrisie vertigineuse de ceux qui prônent une morale étriquée tout en ayant un compagnon, des aventures et quelquefois des escorts. Voilà pourquoi il fustige sans répit les faux dévots, les bigots insincères, les cagots. Cette duplicité, cette schizophrénie, François les a souvent dénoncées dans ses homélies matinales de Santa Marta. Sa formule mérite d’être placée en exergue de ce livre : « Derrière la rigidité, il y a toujours quelque chose de caché ; dans de nombreux cas, une double vie. »
Double vie ? Le mot est prononcé et le témoin est cette fois irrécusable. François a répété souvent ces critiques à propos de la curie romaine : il a pointé du doigt les « hypocrites » qui mènent des « vies cachées et souvent dissolues » ; ceux qui « maquillent l’âme et vivent de maquillage » ; le « mensonge » érigé en système qui fait « beaucoup de mal, l’hypocrisie fait beaucoup de mal : c’est une façon de vivre ». Faites ce que je dis, pas ce que je fais !
Ai-je besoin de dire que François connaît ceux à qui il s’adresse ainsi sans les nommer : cardinaux, maîtres de cérémonies papales, anciens secrétaires d’État, substituts, minutantes ou camerlingues. Dans la plupart des cas, il ne s’agit pas seulement d’une inclination diffuse, d’une certaine fluidité, d’homophilie ou de « tendances », comme on le disait à l’époque, ni même de sexualité refoulée ou sublimée, toutes également fréquentes dans l’Église de Rome. Quantité de ces cardinaux qui n’ont « pas aimés de femmes, quoique pleins de sang ! », comme dit le Poète, sont pratiquants. Quels détours je prends pour dire des choses si simples ! Qui, hier si choquantes, sont aujourd’hui devenues si banales !
Pratiquants, certes, mais encore « dans le placard ». Inutile de vous présenter ce cardinal qui apparaît en public au balcon de la Loggia et qui a été pris dans une affaire vite étouffée de prostitution ; cet autre cardinal français qui a eu longtemps un amant anglican en Amérique ; cet autre encore qui, au temps de sa jeunesse, a enchaîné les aventures comme une bonne sœur les grains de son chapelet ; sans oublier ceux que j’ai rencontrés dans les palais du Vatican et qui m’ont présenté leur compagnon comme étant leur assistant, leur minutante, leur substitut, leur chauffeur, leur valet de chambre, leur factotum, voire leur garde du corps !
Le Vatican a une communauté homosexuelle parmi les plus élevées au monde et je doute que, même dans le Castro de San Francisco, ce quartier gay emblématique, aujourd’hui plus mixte, il y ait autant d’homos !
Pour les plus âgés des cardinaux, ce secret est à rechercher dans le passé : leur jeunesse orageuse et leurs années polissonnes d’avant la libération gay expliquent leur double vie et leur homophobie à l’ancienne. Souvent, j’ai eu l’impression au cours de mon enquête de remonter le temps et de me retrouver dans ces années 1930 ou 1950 que je n’ai pas connues, avec cette double mentalité de peuple élu et de peuple maudit, ce qui a fait dire à l’un des prêtres que j’ai souvent rencontrés : « Benvenuto a Sodoma ! » (« Bienvenue à Sodome ! »)
Je ne suis pas le premier à évoquer ce phénomène. Plusieurs journalistes ont déjà révélé scandales et affaires à l’intérieur de la curie romaine. Mais tel n’est pas mon sujet. À la différence de ces vaticanistes, qui dénoncent des « dérives » individuelles mais occultent ainsi le « système », il faut moins s’attacher aux vilaines affaires, qu’à la double vie très banale de la plupart des dignitaires de l’Église. Non aux exceptions mais au système et au modèle, « the pattern » comme le disent les sociologues américains. Les situations individuelles ne m’intéressent guère ; ce qui importe c’est le cas général, la psychologie collective, l’homosociabilité généralisée. Les détails, certes, mais aussi les grandes lois◦– et il y aura, comme on le verra, quatorze règles générales dans ce livre. Le sujet c’est : la société intime des prêtres, leur fragilité et leur souffrance liée au célibat forcé, devenu système. Il ne s’agit donc pas de juger ces homosexuels, même placardisés◦– je les aime bien, moi !◦– mais de comprendre leur secret et leur mode de vie collectif. La question n’est pas de dénoncer ces hommes ni de les « outer » de leur vivant. Mon projet n’est pas le « name and shame », cette pratique américaine qui consiste à rendre publics les noms afin de les exposer. Qu’il soit bien clair que, pour moi, un prêtre ou un cardinal ne doit avoir aucune honte à être homosexuel ; je pense même que ce devrait être un statut social possible, parmi d’autres.
La nécessité s’impose cependant de révéler un système construit, depuis les plus petits séminaires jusqu’au saint des saints◦– le collège cardinalice◦– à la fois sur la double vie homosexuelle et sur l’homophobie la plus vertigineuse. Cinquante ans après Stonewall, la révolution gay aux États-Unis, le Vatican est le dernier bastion à libérer ! Beaucoup de catholiques ont désormais l’intuition de ce mensonge, sans avoir encore pu lire la description de Sodoma.
SANS CETTE GRILLE DE LECTURE, l’histoire récente du Vatican et de l’Église romaine reste opaque. En méconnaissant sa dimension largement homosexuelle, on se prive d’une des clés de compréhension majeures de la plupart des faits qui ont entaché l’histoire du saint-siège depuis des décennies : les motivations secrètes qui ont animé Paul VI pour confirmer l’interdiction de la contraception artificielle, le rejet du préservatif et l’obligation stricte du célibat des prêtres ; la guerre contre la « théologie de la libération » ; les scandales de la banque du Vatican à l’époque du célèbre archevêque Marcinkus, un homosexuel lui aussi ; la décision d’interdire le préservatif comme moyen de lutte contre le sida, alors même que la pandémie allait faire plus de trente-cinq millions de morts ; les affaires Vatileaks I et II ; la misogynie récurrente, et souvent insondable, de nombreux cardinaux et évêques qui vivent dans un milieu sans femmes ; la démission de Benoît XVI ; la fronde actuelle contre le pape François… À chaque fois, l’homosexualité joue un rôle central que beaucoup devinent mais qui n’a jamais vraiment été raconté.
La dimension gay n’explique pas tout, bien sûr, mais elle est une clé de lecture décisive pour qui veut comprendre le Vatican et ses postures morales. On peut également émettre l’hypothèse, bien que ce ne soit pas le sujet de ce livre, que le lesbianisme est une clé de compréhension majeure de la vie des couvents, des religieuses cloîtrées ou non, des sœurs et des nonnes. Enfin◦– hélas –, l’homosexualité est également l’une des explications du « cover-up » institutionnalisé des crimes et des délits sexuels qui se comptent désormais par dizaines de milliers. Pourquoi ? Comment ? Parce que la « culture du secret » qui était nécessaire pour maintenir le silence sur la forte prégnance de l’homosexualité dans l’Église a permis aux abus sexuels d’être cachés et aux prédateurs de bénéficier de ce système de protection à l’insu de l’institution◦– bien que la pédophilie ne soit pas non plus le sujet central de ce livre.
« Que de souillures dans l’Église », a dit le cardinal Ratzinger, qui, lui aussi, a découvert l’ampleur du « placard » à l’occasion d’un rapport secret de trois cardinaux, dont le contenu m’a été décrit : ce fut l’une des raisons majeures de sa démission. Ce rapport évoquerait moins l’existence d’un « lobby gay », comme on l’a dit, que l’omniprésence des homosexuels au Vatican, les chantages, le harcèlement érigés en système. Il y a bien, comme dirait Hamlet, quelque chose de pourri au royaume du Vatican.