Nous sommes au siège de la fondation Ratzinger, dont Lombardi est devenu le président, au rez-de-chaussée d’un bâtiment du Vatican, Via della Conciliazone, à Rome. À cinq reprises, où je l’enregistre avec son accord, je l’interviewerai longuement dans ces bureaux au sujet des trois papes qu’il a servis◦– Jean-Paul II, Benoît XVI et François. Il fut le chef du service de presse du premier et le porte-parole des suivants.
Lombardi est un homme doux et simple qui rompt avec le style glamour et mondain de bien des prélats du Vatican. Son humilité me frappe, comme elle a souvent marqué ceux qui ont travaillé avec lui. Quand Giovanni Maria Vian habite, par exemple, en solitaire dans une petite tour magnifique dans les jardins du Vatican, Lombardi préfère partager sa vie avec ses compagnons jésuites dans une chambre modeste de leur communauté. On est loin des appartements des cardinaux de plusieurs centaines de mètres carrés que j’ai visités à Rome si souvent, comme ceux de Raymond Burke, Camillo Ruini, Paul Poupard, Giovanni Battista Re, Roger Etchegaray, Renato Raffaele Martino et tant d’autres. Sans parler du palace du cardinal Betori que j’ai visité à Florence, celui du cardinal Carlo Caffarra à Bologne, ou celui du cardinal Carlos Osoro à Madrid. Rien à voir non plus avec les appartements, que je n’ai pas visités, des anciens secrétaires d’État Angelo Sodano et Tarcisio Bertone dont le luxe outrancier et la taille extravagante ont fait scandale.
— Quand le pape François a prononcé ces mots « qui suis-je pour juger ? », j’étais à côté du saint-père. Ma réaction a été un peu mélangée, disons mixte. Vous savez, François est très spontané, il parle très librement. Il a accepté les questions sans les connaître à l’avance, sans préparation. Lorsque François parle en roue libre, pendant quatre-vingt-dix minutes dans un avion, sans notes, avec soixante-dix journalistes, c’est spontané, c’est très honnête. Mais ce qu’il dit n’est pas nécessairement un élément de la doctrine, c’est une conversation et il faut la prendre comme telle. C’est un problème d’herméneutique.
Au mot « herméneutique », prononcé par Lombardi, dont le métier a toujours été d’interpréter les textes, de les hiérarchiser et de donner du sens aux phrases des papes dont il a été le porte-parole, j’ai l’impression que le père jésuite veut atténuer la portée de la formule pro-gay de François. Il ajoute :
— Ce que je veux dire c’est que cette phrase n’atteste pas un choix ou un changement de doctrine. Mais elle a eu un aspect très positif : elle part des situations personnelles. C’est une approche de proximité, d’accompagnement, de pastorale. Mais ça ne veut pas dire que cela [être gay] est bon ; ça veut dire que le pape ne se sent pas juge de ça.
— C’est une formule jésuite ? De la jésuitique ? [https://www.bookys-gratuit.org/]
— Oui, si vous voulez, c’est une parole jésuite. C’est le choix de la miséricorde, de la pastorale, la voie des situations personnelles. C’est une parole de discernement. [François] cherche un chemin. Il dit en quelque sorte : « Je suis avec toi pour faire un chemin. » Mais François répond à une situation individuelle [le cas de Mgr Ricca] par une réponse pastorale ; sur la doctrine, il reste fidèle.
Un autre jour, où j’interroge le cardinal Paul Poupard sur ce même débat sémantique, lors d’un de nos rendez-vous réguliers à son domicile, cet expert de la curie romaine, qui fut « proche de cinq papes », selon sa propre expression, commente :
— N’oubliez pas que François est un pape jésuite argentin. Je dis bien : jésuite et argentin. Les deux mots sont importants. Ce qui veut dire que, lorsqu’il prononce la phrase « Qui suis-je pour juger ? », ce qui compte ce n’est pas forcément ce qu’il dit mais comment on la reçoit. C’est un peu comme avec la théorie de l’entendement chez saint Thomas d’Aquin : chaque chose est reçue en fonction de ce que l’on veut bien entendre !
FRANCESCO LEPORE n’a guère été convaincu par l’explication du pape François. Il ne partage pas non plus l’« herméneutique » de ses exégètes.
Pour cet ex-prêtre, qui connaît bien Mgr Ricca, cette réponse du pape est un cas typique de double langage.
— Si on suit son raisonnement, le pape laisse entendre que Mgr Ricca a été gay dans sa jeunesse mais qu’il ne l’est plus depuis qu’il a été ordonné prêtre. Ce serait donc un péché de jeunesse que le Seigneur a pardonné. Or le pape devait bien savoir que les faits en question étaient récents.
Un mensonge ? Un demi-mensonge ? Pour un jésuite, dit-on, mentir à moitié est encore dire la vérité à moitié ! Lepore ajoute :
— Il y a une règle non écrite au Vatican qui consiste à soutenir un prélat en toute circonstance. François a protégé Battista Ricca envers et contre tous, en le gardant à son poste, comme Jean-Paul II a couvert Stanisław Dziwisz et Angelo Sodano ou comme Benoît XVI a défendu Georg Gänswein et Tarcisio Bertone jusqu’au bout, en dépit de toutes les critiques. Le pape est un monarque. Il peut protéger ceux qu’il aime bien en toutes circonstances sans que personne ne puisse l’en empêcher.
À l’origine de l’affaire, il y a une enquête détaillée du magazine italien L’Espresso, en juillet 2013, et dont la une consacrée entièrement au Vatican s’intitule audacieusement : « Le lobby gay ». Dans ce reportage, Mgr Ricca est présenté sous son nom véritable comme ayant entretenu une relation avec un militaire suisse lorsqu’il était en service à l’ambassade du saint-siège en Suisse puis en Uruguay.
La vie nocturne de Battista Ricca à Montevideo est particulièrement détaillée : il aurait été frappé un soir dans un lieu de rencontre public et serait rentré le visage tuméfié à la nonciature après avoir fait appel à des prêtres pour l’assister. Une autre fois, il se serait retrouvé bloqué en pleine nuit dans un ascenseur, malencontreusement tombé en panne, dans les locaux mêmes de l’ambassade du saint-siège, et n’aurait été libéré qu’au petit matin par les pompiers, avec un « beau jeune homme » resté bloqué avec lui. Pas de chance !
Le journal, qui cite comme source un nonce, évoque aussi les malles du militaire suisse, amant supposé de Ricca, et dans lesquelles on aurait retrouvé « un pistolet, une quantité énorme de préservatifs et du matériel pornographique ». Le porte-parole du pape François, Federico Lombardi a, comme toujours, démenti les faits qui n’étaient pas, selon lui, « dignes de foi ».
— La gestion de l’affaire par le Vatican a été assez comique. La réponse du pape aussi. Le péché était véniel ! Il était ancien ! C’est un peu comme lorsqu’on a accusé le président Bill Clinton d’avoir consommé de la drogue et qu’il s’est excusé en ajoutant qu’il avait fumé de la marijuana mais sans avaler la fumée ! ironise un diplomate en poste à Rome, bon connaisseur du Vatican.
La presse s’est moquée grassement des tribulations du prélat, de sa double vie supposée et de ses mésaventures d’ascenseur. Pour autant, faut-il oublier que l’attaque vient de Sandro Magister, un redoutable vaticaniste ratzinguérien de soixante-quinze ans ? Pourquoi dénonce-t-il soudain, et douze ans après les faits, Mgr Ricca plutôt que d’autres cardinaux conservateurs célèbres dont il connaît probablement les amitiés particulières ?
L’affaire Ricca est, en réalité, un règlement de comptes entre l’aile conservatrice du Vatican, disons ratzinguérienne, et l’aile modérée que représente François, et notamment entre deux clans homosexuels. Diplomate sans avoir été nonce et Prelato d’Onore di Sua Santità (prélat d’honneur du pape) qui n’a pas été consacré évêque, Battista Ricca est l’un des plus proches collaborateurs du saint-père. Il est en charge de la Domus Sanctæ Marthæ, la résidence officielle du pape, et il dirige aussi deux autres résidences pontificales. Il est enfin l’un des représentants du souverain pontife auprès de la très controversée banque du Vatican (IOR). On voit combien le prélat était exposé.