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La sociologie homosexuelle du catholicisme permet aussi d’expliquer une autre réalité : la fin des vocations. Longtemps, comme on le verra, les jeunes Italiens qui se découvraient homosexuels, ou avaient des doutes sur leurs inclinations, choisissaient de se réfugier dans le sacerdoce. Ainsi, ces parias devenaient des initiés ; d’une faiblesse, ils faisaient une force. Avec la libération homosexuelle des années 1970 et la socialisation gay des années 1980, les vocations catholiques se sont naturellement taries. Un adolescent gay d’aujourd’hui a d’autres options, même en Italie, que d’entrer dans les ordres. La fin des vocations a des causes multiples mais la révolution homosexuelle en est paradoxalement l’un des principaux ressorts.

Cette matrice explique enfin la guerre contre François. Il faut être ici contre-intuitif pour la comprendre. Ce pape latino est le premier à avoir employé le mot « gay » – et non plus seulement le mot « homosexuel » – et on peut le considérer, si on le compare à ses prédécesseurs, comme le plus « gay-friendly » des souverains pontifes modernes. Il a eu des mots à la fois magiques et retors sur l’homosexualité : « Qui suis-je pour juger ? » Et on peut penser que ce pape n’a probablement pas les tendances ni l’inclination qu’on a attribuées à quatre de ses prédécesseurs récents. Pourtant, François fait l’objet aujourd’hui d’une violente campagne menée, en raison même de son libéralisme supposé sur les questions de morale sexuelle, par des cardinaux conservateurs qui sont très homophobes◦– et, pour la plupart d’entre eux, secrètement homophiles. [https://www.bookys-gratuit.org/]

Le monde à l’envers en quelque sorte ! On peut même dire qu’il y a une règle non écrite qui se vérifie presque toujours à Sodoma : plus un prélat est homophobe, plus il a de chances d’être lui-même homosexuel. Ces conservateurs, ces « tradi », ces « dubia », sont bien les fameux « rigides qui mènent une double vie » dont parle si souvent François.

« Le carnaval est fini », aurait dit le pape à son maître de cérémonie, au moment même de son élection. Depuis, l’Argentin est venu bousculer les petits jeux de connivence et de fraternité homosexuelles qui se sont développés sous le manteau depuis Paul VI, se sont amplifiés sous Jean-Paul II, avant de devenir ingouvernables sous Benoît XVI et de précipiter sa chute. Avec son ego tranquille et son rapport apaisé à la sexualité, François, lui, détonne. Il n’est pas de la paroisse !

Le pape et ses théologiens libéraux se sont-ils rendu compte que le célibat des prêtres avait échoué ? Qu’il s’agissait d’une fiction qui n’existe presque jamais dans la réalité ? Ont-ils deviné que la bataille lancée par le Vatican de Jean-Paul II et Benoît XVI contre les gays était une guerre perdue d’avance ? Et qui se retournait désormais contre l’Église à mesure que chacun en percevait les motivations réelles : une guerre menée par des homosexuels placardisés contre des gays déclarés ! Une guerre entre gays, en somme.

Égaré dans cette société médisante, François est cependant bien informé. Ses assistants, ses collaborateurs les plus proches, ses maîtres de cérémonie et autres experts en liturgie, ses théologiens et ses cardinaux, où les pratiquants sont également légion, savent qu’au Vatican l’homosexualité compte, à la fois, beaucoup d’appelés et beaucoup d’élus. Ils suggèrent même, quand on les interroge, qu’en interdisant aux prêtres de se marier, l’Église est devenue sociologiquement homosexuelle ; et en imposant une continence contre-nature et une culture du secret, elle est pour une part responsable des dizaines de milliers d’abus sexuels qui la minent de l’intérieur. Ils savent aussi que le désir sexuel, et d’abord le désir homosexuel, est l’un des moteurs et des ressorts principaux de la vie du Vatican.

François sait qu’il doit faire évoluer les positions de l’Église et qu’il n’y parviendra qu’au prix d’une lutte sans merci contre tous ceux qui utilisent la morale sexuelle et l’homophobie pour dissimuler leurs hypocrisies et leurs vies doubles. Mais voilà : ces homosexuels cachés sont majoritaires, puissants et influents et, pour les plus « rigides » d’entre eux, très bruyants dans leurs positions homophobes.

Voici le pape. Il réside désormais à Sodoma. Menacé, attaqué de toutes parts, critiqué, François, a-t-on dit, est « parmi les loups ».

Ce n’est pas tout à fait exact : il est parmi les Folles.

PREMIÈRE PARTIE

François

1.

Domus Sanctæ Marthæ

« BONSOIR, dit la voix. Je voulais vous remercier. »

Le pouce et le petit doigt portés à l’oreille, Francesco Lepore mime pour moi la conversation téléphonique. Il vient de décrocher et son langage corporel semble maintenant aussi important que les mots de son mystérieux interlocuteur, prononcés en italien, avec un fort accent. Lepore se remémore les moindres détails de l’appel :

— C’était le 15 octobre 2015, aux environs de 16 h 45, je m’en souviens très bien. Mon père venait de mourir, quelques jours plus tôt, et je me sentais seul et abandonné. C’est alors que mon portable sonne. Le numéro est anonyme. Je réponds un peu machinalement.

« Pronto. (La voix continue :) Buona sera ! Je suis le pape François. J’ai reçu votre courrier. Le cardinal Farina me l’a transmis et je voulais vous dire que je suis très touché par votre courage et que j’ai été sensible à la cohérence, à la sincérité de votre lettre.

— Saint-père, c’est moi qui suis touché de votre appel ; que vous ayez pris le soin de m’appeler. Ce n’était pas nécessaire. J’avais juste besoin de vous écrire.

— Non, vraiment, insiste François, j’ai été touché par votre sincérité, votre courage. Je ne sais pas ce que je peux faire pour vous aider maintenant, mais j’aimerais être utile. »

La voix tremblante, Francesco Lepore, interloqué par un appel aussi inattendu, hésite. Après un silence, le pape reprend :

« Puis-je vous demander une faveur ?

— Quelle faveur ?

— Voulez-vous prier pour moi ? »

Francesco Lepore reste silencieux.

— Je lui ai finalement répondu que j’avais cessé de prier. Mais que si le pape le voulait, il pouvait prier pour moi, me dit-il.

François lui explique qu’il « prie déjà » pour lui, avant de lui demander : « Puis-je vous bénir ? »

— À cette question du pape François, j’ai répondu positivement, bien sûr. Il y a eu un certain silence, il m’a remercié encore et la conversation s’est terminée ainsi.

Après un moment, Francesco Lepore me dit :

— Vous savez, je ne suis pas très favorable à ce pape. Je ne défends pas beaucoup François, mais j’ai vraiment été touché par son geste. Je n’en ai jamais parlé, je l’ai gardé pour moi, comme un secret personnel et une chose bonne. C’est la première fois que je raconte cela. (Le cardinal Farina, que j’ai interrogé à deux reprises dans son appartement du Vatican, m’a confirmé avoir remis la lettre de Lepore au pape et l’authenticité de l’appel téléphonique de François.)

LORSQU’IL REÇOIT CET APPEL, Francesco Lepore est en rupture de ban avec l’Église. Il vient de démissionner et d’être, selon l’expression consacrée, « réduit à l’état laïc ». Le prêtre-intellectuel qui faisait la fierté des cardinaux au Vatican a quitté la soutane. Il vient d’adresser une lettre au pape François, bouteille lancée à la mer à force de douleur, épître dans laquelle il livre son histoire de prêtre homosexuel devenu traducteur latin du pape. Pour en finir. Pour retrouver sa cohérence et sortir de l’hypocrisie. Par son geste, Lepore brûle ses vaisseaux.