Pourtant ce saint appel le renvoie inexorablement à un passé qu’il a voulu oublier, une page qu’il a voulu tourner : son amour du latin et du sacerdoce ; son entrée en religion ; son ordination comme prêtre ; sa vie à la résidence Sainte-Marthe ; ses amitiés particulières avec tant d’évêques et de cardinaux ; ses conversations interminables sur le Christ et l’homosexualité, sous la soutane, et parfois en latin.
Illusions perdues ? Oui, bien sûr. Son ascension a été rapide : un jeune prêtre nommé auprès des cardinaux les plus prestigieux et bientôt au service direct de trois papes. On avait de l’ambition pour lui ; on lui a promis une carrière dans le palais apostolique, peut-être même l’épiscopat ou, qui sait, l’habit pourpre et le chapeau rouge !
C’était avant de choisir. Francesco a dû arbitrer entre le Vatican et l’homosexualité◦– et, contrairement à de nombreux prêtres et cardinaux qui préfèrent mener une double vie, il a fait le choix d’être en accord avec lui-même et celui de la liberté. Le pape François n’a pas évoqué frontalement la question gay dans sa conversation, mais il est clair que c’est l’honnêteté du prêtre qui l’a incité à téléphoner personnellement à Francesco Lepore.
— Il m’a paru sensible à mon histoire et peut-être au fait que je lui révélais certaines pratiques du Vatican, comment mes supérieurs m’avaient traité sans humanité : il y a beaucoup de protecteurs et de droit de cuissage au Vatican. Et comment ils m’avaient abandonné aussitôt après que j’eus cessé d’être prêtre.
Plus significatif, le pape François remercie explicitement Francesco Lepore d’avoir privilégié « la discrétion » quant à son homosexualité, une forme d’« humilité » et de « secret », plutôt qu’un coming out public tonitruant (implicitement, ce pape rusé se propose de lui retrouver un travail).
Quelque temps après, Mgr Krzysztof Charamsa, un prélat appartenant à l’entourage du cardinal Ratzinger, sera plus vocal, et son coming out très médiatisé suscitera une violente réaction du Vatican. Le pape ne l’appellera pas !
On comprend ici la règle non écrite de Sodoma : mieux vaut, pour intégrer le Vatican, adhérer à un code, le « code du placard », qui consiste à tolérer l’homosexualité des prêtres et des évêques, à en jouir le cas échéant, mais à la conserver secrète dans tous les cas. La tolérance va avec la discrétion. Et comme Al Pacino dans Le Parrain, on ne doit jamais critiquer ou quitter sa « famille » : « Don’t ever take sides against the family. »
Comme j’allais le découvrir au cours de cette longue enquête, être gay dans le clergé consiste à faire partie d’une sorte de norme. La seule ligne jaune à ne pas franchir est la médiatisation ou l’activisme. Être homosexuel est possible au sein de l’institution, facile, banal, et même parfois encouragé ; mais la parole publique, la visibilité un interdit. Être discrètement homosexuel, c’est faire partie « de la paroisse » ; être celui par qui le scandale arrive, c’est s’exclure de la famille.
Au regard de ce « code », l’appel du pape François à Francesco Lepore prend maintenant tout son sens.
J’AI RENCONTRÉ LEPORE POUR LA PREMIÈRE FOIS au début de cette enquête. Quelques mois avant sa lettre et l’appel du pape. Cet homme muet par profession, traducteur discret du saint-père, acceptait de me parler à visage découvert. Je venais juste de commencer ce livre et j’avais peu de contacts au sein du Vatican : Francesco Lepore fut l’un de mes premiers prêtres gays, avant des dizaines d’autres. Je n’aurais jamais pensé qu’à sa suite les prélats du saint-siège seraient si nombreux à se confesser.
Pourquoi parlent-ils ? Tout le monde se confie à Rome, les prêtres, les gardes suisses, les évêques, les innombrables monsignori et, encore plus que les autres, les cardinaux. De vraies pipelettes ! Toutes ces éminences et ces excellences sont très bavardes, si on sait s’y prendre, à la limite parfois de la logorrhée, et en tout cas de l’imprudence. Chacun a ses raisons : pour les uns c’est par conviction, pour prendre part à la bataille idéologique féroce qui se déroule désormais à l’intérieur du Vatican, entre traditionnalistes et libéraux ; pour les autres, c’est par soif d’influence et, disons-le, par vanité. Certains parlent parce qu’ils sont homosexuels et veulent tout raconter, sur les autres, à défaut de parler d’eux-mêmes. Enfin, il y a ceux qui s’épanchent par aigreur, par goût de la médisance et du ragot. De vieux cardinaux ne vivent qu’à travers les commérages et le dénigrement. Ils me font penser aux habitués des clubs homophiles et interlopes des années 1950 qui se moquaient cruellement de tout le monde, mondains et venimeux, parce qu’ils n’assumaient pas leur nature. Le « placard » est le lieu de la cruauté la plus invraisemblable.
Francesco Lepore, lui, a voulu en sortir. Il m’a tout de suite donné son véritable nom, acceptant que nos discussions soient enregistrées et rendues publiques.
Lors de notre première rencontre, organisée par un ami commun, Pasquale Quaranta, journaliste à La Repubblica, Lepore est arrivé un peu en retard, du fait d’une énième grève de transports, au deuxième étage du restaurant Eataly, Piazza della Repubblica à Rome, où nous nous étions donné rendez-vous. J’ai choisi Eataly, qui surfe sur la vague de la « slow food », le fooding équitable et le nationalisme « made in Italy », parce que c’est un restaurant relativement discret à l’écart du Vatican, où l’on peut avoir une conversation libre. La carte propose dix sortes de pâtes◦– plutôt décevantes◦– et soixante-treize types de pizzas, peu compatibles avec mon régime « low carb ». Nous nous y sommes retrouvés souvent, avec Lepore, pour de longs entretiens, presque chaque mois, autour de spaghettis all’amatriciana◦– mes préférés. Et, chaque fois, l’ancien prêtre s’animait soudain et se mettait à table.
SUR LA PHOTO D’ÉPOQUE, un peu jaunie, qu’il me montre, le col romain est éclatant, d’un blanc craie sur la soutane noire : Francesco Lepore vient d’être ordonné prêtre. Il a les cheveux courts bien peignés et le visage rasé de près ; l’inverse d’aujourd’hui où il est généreusement barbu, le crâne complètement lisse. Est-ce le même homme ? Le prêtre refoulé et l’homosexuel assumé sont les deux visages d’une même réalité.
— Je suis né à Bénévent, une ville de Campanie, un peu au nord de Naples, me raconte Lepore. Mes parents étaient catholiques, sans être pratiquants. Très tôt, j’ai ressenti une profonde attirance religieuse. J’aimais les églises.
Nombre de prêtres homosexuels interviewés m’ont décrit cette « attirance ». Une quête mystérieuse de la grâce. La fascination pour les sacrements, la splendeur du tabernacle, son double rideau, le ciboire et l’ostensoir. La magie des confessionnaux, isoloirs fantasmagoriques par les promesses qui leur sont attachées. Les processions, les récollections, les oriflammes. Les habits de lumière aussi, les robes, la soutane, l’aube, l’étole. L’envie de pénétrer le secret des sacristies. Et puis la musique : les vêpres chantantes, la voix des hommes et la sonorité des orgues. Sans oublier les prie-dieu !