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J’AI VÉRITABLEMENT COMMENCÉ CE LIVRE EN AVRIL 2015. Un soir, mon éditeur italien, Carlo Feltrinelli, m’a invité à dîner au restaurant Rovello, Via Tivoli, à Milan. Nous nous connaissions déjà, puisqu’il avait publié trois de mes livres, et j’avais souhaité lui parler de Sodoma. Depuis plus d’une année, j’enquêtais sur la question homosexuelle dans l’Église catholique, multipliant les entretiens à Rome et dans quelques pays, lisant de nombreux ouvrages, mais mon projet restait encore hypothétique. J’avais le sujet, mais pas la manière de l’écrire.

Il paraît même que lors de conférences publiques à Naples et à Rome, cette année-là, j’avais lancé, parlant des catholiques gays : « Il faudra bien qu’un jour, on raconte cette histoire du Vatican. » Un jeune écrivain napolitain m’a rappelé par la suite cette formule, et le journaliste de La Repubblica, Pasquale Quaranta, un ami qui m’accompagne depuis dans la préparation de ce livre, m’a, lui aussi, remémoré cette phrase. Mais mon sujet restait indicible.

Avant ce dîner, j’avais imaginé que Carlo Feltrinelli refuserait un tel projet ; je l’aurais alors abandonné si tel avait été le cas et Sodoma n’aurait pas vu le jour. C’est le contraire qui s’est produit. L’éditeur de Boris Pasternak, de Günter Grass et, plus récemment, de Roberto Saviano, m’a bombardé de questions, interrogé sur mes idées avant de glisser, pour m’encourager à travailler tout en me mettant en garde :

— Il faudrait publier ce livre en Italie et, simultanément, en France et aux États-Unis, pour lui donner plus de poids. Vous aurez des photos ? En même temps, vous allez devoir me montrer que vous en savez plus que vous ne dites.

Il s’est resservi du vin millésimé et a continué à réfléchir à haute voix. Et soudain, il a ajouté en insistant sur les « s » :

— Mais ils vont tenter de vous assssasssssiner !

Je venais d’avoir son feu vert. Je me suis lancé dans l’aventure et j’ai commencé à habiter à Rome chaque mois. Mais je ne savais pas encore que j’allais devoir mener l’enquête dans plus de trente pays et pendant quatre années. Sodoma était lancé. Advienne que pourra !

AU NUMÉRO 178 DE LA VIA OSTIENSE, AU SUD DE ROME, Al Biondo Tevere est une trattoria populaire. Le Tibre y coule au pied de la terrasse◦– d’où le nom du restaurant. C’est banal, excentré, peu fréquenté et, en ce mois de janvier, il y fait affreusement froid. Pourquoi diable Francesco Gnerre m’a-t-il donné rendez-vous dans une gargote aussi éloignée ?

Professeur de littérature à la retraite, Gnerre a consacré une partie importante de ses recherches à la littérature gay italienne. Il a aussi signé, pendant plus de quarante ans, des centaines de critiques de livres dans diverses revues homosexuelles.

— Des milliers de gays comme moi ont construit leur bibliothèque en lisant les articles de Francesco Gnerre dans Babilonia et Pride, m’explique le journaliste Pasquale Quaranta, qui a organisé la rencontre.

Gnerre a choisi le lieu à dessein. Chez Al Biondo Tevere, le cinéaste italien Pier Paolo Pasolini s’est rendu, dans la nuit du 1er novembre 1975, accompagné de Pelosi, le jeune prostitué qui devait l’assassiner quelques heures plus tard sur une plage d’Ostie. Ce « dernier souper », juste avant l’un des crimes les plus horribles et les plus célèbres de l’histoire italienne, fait l’objet d’une étrange commémoration sur les murs ripolinés du restaurant. Coupures de presse, photos de tournages, images de films, tout l’univers de Pasolini revit ici.

— La plus grande association gay italienne, c’est le Vatican, lâche, en guise d’antipasti, Francesco Gnerre.

Et le critique littéraire de se lancer dans un long récit, celui de l’histoire des relations enchevêtrées entre les prêtres italiens et l’homosexualité. Les romanciers catholiques, qu’il évoque, en sont le trait d’union. Il me parle aussi de Dante :

— Dante n’était pas homophobe, explique Gnerre. Il y a quatre références à l’homosexualité dans la Divine Comédie dans les parties dites l’Enfer et le Purgatoire, même s’il n’y en a aucune dans le Paradis ! Dante a de la sympathie pour son personnage gay, Brunetto Latini, qui est aussi son ancien professeur de rhétorique. Et même s’il le place au troisième giron du septième cercle de l’enfer, il a du respect pour la condition homosexuelle.

Empruntant le chemin des lettres, du latin et de la culture pour tenter de résoudre son propre dilemme, le prêtre Francesco Lepore a passé lui aussi des années à essayer de décrypter les non-dits de la littérature ou du cinéma◦– les poèmes de Pasolini, Leopardi, Carlo Coccioli, les Mémoires d’Hadrien de Marguerite Yourcenar, les films de Visconti, sans oublier les figures homosexuelles de la Divine Comédie de Dante. Pour beaucoup de prêtres et d’homosexuels italiens mal dans leur peau, la littérature a joué un rôle majeur dans leur vie : « le plus sûr des abris », dit-on.

— C’est par la littérature que j’ai compris bien des choses, ajoute Lepore. J’étais en quête de codes et de mots de passe. [https://www.bookys-gratuit.org/]

Pour tenter de déchiffrer ces codes, on peut s’intéresser à une autre figure clé, dont nous parlons avec l’universitaire Francesco Gnerre : Marco Bisceglia. Ce dernier a eu trois vies. Il fut le cofondateur d’Arcigay, la principale association homosexuelle italienne des quarante dernières années. Elle regroupe encore aujourd’hui plusieurs centaines de milliers de membres, répartis au sein de comités locaux dans plus d’une cinquantaine de villes de la péninsule. Avant cela, Bisceglia fut d’abord prêtre.

— Marco est allé au séminaire car il était convaincu d’être appelé par Dieu. Il m’a raconté avoir cru, en toute bonne foi, en sa vocation religieuse alors que sa véritable vocation, il l’a découverte une fois passé cinquante ans : c’était l’homosexualité. Il a longtemps refoulé son orientation sexuelle. Je crois que ce parcours est très typique en Italie. Un garçon qui préfère la lecture au football ; un garçon qui ne se sent pas attiré par les filles et qui ne comprend pas trop la nature de ses désirs ; un garçon qui ne veut pas avouer à sa famille et à sa mère ses désirs contrariés : tout cela conduisait un peu naturellement les jeunes homosexuels italiens vers les séminaires. Mais ce qui est fondamental chez Marco Bisceglia, c’est qu’il n’a pas été hypocrite. Pendant plusieurs décennies, tant qu’il est resté dans l’Église, il n’a pas expérimenté la vie gay ; ensuite seulement, il a vécu son homosexualité avec les excès des nouveaux convertis.

Ce portrait chaleureux que me dessine Gnerre, qui a bien connu Bisceglia, masque probablement les tourments et les crises psychologiques de ce prêtre jésuite. Celui-ci évolua par la suite vers la théologie de la libération et il semble qu’il ait également connu des démêlés avec la hiérarchie catholique, ce qui contribua peut-être à opérer sa mutation vers le militantisme gay. Redevenu prêtre à la fin de sa vie, après ses années d’activisme gay, il est mort du sida en 2001.

Trois vies, donc : celles du prêtre ; du militant gay qui s’oppose au prêtre ; du malade du sida, enfin, qui se réconcilie avec l’Église. Son biographe, Rocco Pezzano, que j’interroge, reste étonné par « cette vie de loser » où Marco Bisceglia serait allé d’échec en échec et n’aurait jamais vraiment trouvé sa voie. Francesco Gnerre est plus généreux : il met en avant sa « cohérence » et le mouvement d’une « vie douloureuse mais magnifique ».