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— Quelle frontière ?

— Celle du Vatican ! De l’autre côté, c’est l’Italie.

EN QUITTANT DOMUS SANCTÆ MARTHÆ, je tombe nez à nez, à l’entrée même de la résidence, sur un porte-parapluie contenant, bien visible, une grosse ombrelle aux couleurs de l’arc-en-ciel : un rainbow flag !

— Ce n’est pas le parapluie du pape, me précise aussitôt Harmony, comme si elle avait suspecté une gaffe.

Et alors que les gardes suisses me saluent et que les gendarmes baissent le regard en me voyant m’éloigner, je me mets à rêver. À qui peut bien appartenir ce beau parapluie qui porte des couleurs contre-nature ? Est-ce celui de Mgr Battista Ricca, le direttore de Sainte-Marthe, qui m’a aimablement invité à visiter la résidence dont il a la charge ? A-t-il été oublié là par l’un des assistants des papes ? Ou par un cardinal dont la cappa magna serait si bien assortie à ce parapluie arc-en-ciel ?

J’imagine en tout cas la scène : son heureux propriétaire, un cardinal peut-être, ou un monsignore, fait sa promenade dans les jardins du Vatican avec son rainbow flag à la main ! Qui est-il ? Comment ose-t-il ? Ou peut-être n’est-il pas au courant ? Je le devine empruntant la Via delle Fondamenta puis la Rampa dell’Archeologia, avec son parapluie, pour aller rendre visite à Benoît XVI qui vit cloîtré dans le monastère Mater Ecclesiæ. À moins qu’il ne fasse sous cette belle ombrelle multicolore un petit tour au palais du saint-office, siège de la Congrégation pour la doctrine de la foi, l’ancienne Inquisition. Peut-être que ce parapluie arc-en-ciel n’a aucun propriétaire connu et qu’il est, lui aussi, dans le placard. Il traîne là. On l’emprunte, on le pose, on le reprend, on s’en sert. J’imagine alors que les prélats se le passent, se l’échangent, en fonction des circonstances et des intempéries. Qui pour dire sa prière à l’arc-en-ciel ; qui pour flâner près de la Fontaine du coquillage ou de la tour Saint-Jean ; qui pour aller rendre hommage à la statue la plus vénérée des jardins du Vatican, celle de saint Bernard de Clairvaux, grand réformateur et docteur de l’Église, connu pour ses textes homophiles et pour avoir aimé tendrement l’archevêque irlandais Malachie d’Armagh. L’érection de cette statue rigide qui mène une double vie au cœur même du catholicisme romain est-elle un symbole ?

Combien j’aurais aimé être un observateur discret, un garde suisse en faction, un réceptionniste de Sainte-Marthe, pour suivre la vie de ce parapluie multicolore, « bateau ivre » plus léger qu’un bouchon qui danse dans les jardins du Vatican. Ce rainbow flag « damné par l’arc-en-ciel » est-il le code secret de la « parade sauvage » dont parle le Poète ? À moins qu’il ne serve en fait, et seulement, à se protéger de la pluie !

— JE SUIS ARRIVÉ À SAINTE-MARTHE à la fin de l’année 2003, poursuit, lors d’un autre déjeuner, Francesco Lepore.

Alors qu’il est le plus jeune prêtre travaillant au saint-siège, il se met à vivre au milieu des cardinaux, des évêques et des vieux nonces du Vatican. Il les connaît tous ; il a été l’assistant de plusieurs d’entre eux ; il mesure l’ampleur de leurs talents et de leurs petites manies ; il a deviné leurs secrets.

— Les gens qui travaillaient avec moi vivaient là, et même Mgr Georg Gänswein, qui allait devenir le secrétaire particulier du pape Benoît XVI, vivait aussi avec nous.

Lepore séjourne une année dans la célèbre résidence qui se révèle être le cadre d’un homo-érotisme stupéfiant.

— Sainte-Marthe est un lieu de pouvoir, me précise-t-il. Il s’agit d’un grand carrefour d’ambitions et d’intrigues, un lieu où il y a beaucoup de concurrence et d’envie. Il est exact qu’un nombre significatif de prêtres qui y vivent sont homosexuels et je me souviens, lors des repas sur place, qu’il y avait sans cesse des blagues à ce sujet. On donnait des surnoms aux cardinaux gays en les féminisant, et ça faisait rire toute la tablée. On connaissait le nom de ceux qui avaient un partenaire ou de ceux qui faisaient venir des garçons à Sainte-Marthe pour passer la nuit avec eux. Beaucoup menaient une double vie : prêtre au Vatican le jour ; homosexuel dans les bars et les clubs la nuit. Souvent, ces prélats avaient l’habitude de faire des avances aux prêtres plus jeunes, dont j’étais, aux séminaristes, aux gardes suisses, ou bien aux laïques qui travaillaient au Vatican.

Ils sont plusieurs à m’avoir raconté ces « repas de médisance » où les prêtres parlent tout haut des histoires de cour et tout bas des histoires de garçons◦– qui sont souvent les mêmes. Ah, ces quolibets de la Domus Sanctæ Marthæ ! Ah, ces messes basses que j’ai surprises à la Domus Internationalis Paulus VI, à la Domus Romana Sacerdotalis ou dans les appartements du Vatican, lorsque j’y logeais et y déjeunais moi aussi.

Francesco Lepore poursuit :

— L’un des prélats de Sainte-Marthe travaillait à la secrétairerie d’État. Il était proche du cardinal Giovanni Battista Re. À cette époque, il avait un jeune ami slave et il le faisait entrer fréquemment le soir dans la résidence. Par la suite, on nous l’a présenté comme étant un membre de sa famille : son neveu. Personne n’était dupe évidemment ! Un jour, lorsque le prêtre a été promu, les rumeurs se sont multipliées. Alors, une mise au point a été faite publiquement par le cardinal Giovanni Battista Re et l’évêque Fernando Filoni pour confirmer que le jeune Slave était bien un membre de sa famille et que l’affaire était close !

Ainsi, l’omniprésence des homosexuels au Vatican n’est pas de l’ordre de la dérive, de la « brebis galeuse », du « mouton noir » ou du « filet qui contient de mauvais poissons », comme l’a dit Joseph Ratzinger. Ce n’est ni un « lobby », ni une dissidence ; ce n’est pas non plus une secte ou une franc-maçonnerie à l’intérieur du saint-siège : c’est un système. Ce n’est pas une petite minorité ; c’est une grande majorité.

À ce stade de la conversation, je demande à Francesco Lepore quel est, selon lui, l’importance de cette communauté, toutes tendances confondues, au Vatican.

— Je pense que le pourcentage est très élevé. Je dirais autour de 80 %, m’assure-t-il.

Lors d’un entretien avec un archevêque non italien, et que j’ai rencontré à plusieurs reprises, celui-ci m’explique :

— On dit que trois des cinq derniers papes étaient homophiles, certains de leurs assistants et secrétaires d’État aussi. La majorité des cardinaux et des évêques de curie également. Mais la question n’est pas de savoir si ces prêtres du Vatican ont ce type d’inclination : ils l’ont. La question est de savoir, et c’est en fait le vrai débat : sont-ils homosexuels pratiquants ou non pratiquants ? Là, les choses se compliquent. Certains prélats qui ont des inclinations ne pratiquent pas. Ils peuvent être homophiles dans leur vie et leur culture, mais sans avoir une vie homosexuelle.

DURANT UNE DIZAINE D’ENTRETIENS, Francesco Lepore m’a raconté la folle gaieté du Vatican. Son témoignage est incontestable. Il a eu plusieurs amants parmi les archevêques et les prélats ; il a été dragué par des cardinaux dont nous parlerons. J’ai vérifié chacune de ces histoires scrupuleusement, en entrant en contact moi-même avec les intéressés, cardinaux, archevêques, monsignori, nonces, minutantes, assistants, simples prêtres ou confesseurs de Saint-Pierre, tous effectivement de la paroisse.

Lepore s’est longtemps trouvé à l’intérieur de la machine. Or il est facile, lorsqu’un cardinal vous drague discrètement ou quand un monsignore vous fait des avances éhontément, de repérer les « closeted », et les pratiquants. J’en ai moi-même fait l’expérience. C’est un jeu trop facile ! Car même lorsqu’on est cadenassé, célibataire endurci, enfermé dans un placard digne d’un coffre-fort, et que l’on a fait vœu de célibat hétérosexuel, il vient toujours un moment où l’on se trahit.