Grâce à Lepore◦– et bientôt, par capillarité, à vingt-huit autres informateurs, prêtres ou laïcs, tous en fonction à l’intérieur du Vatican et manifestement gays en ma présence, sources que j’ai cultivées pendant quatre années –, je savais, dès le début de mon enquête, où aller. J’avais identifié les cardinaux concernés avant même de les avoir vus ; je connaissais les assistants à approcher et le nom des monsignori dont je devais devenir l’ami. Ils sont si nombreux à « en être ».
Je me souviendrai longtemps de ces conversations infinies avec Lepore dans la nuit romaine, où, lorsque j’avançais le nom de tel cardinal ou de tel archevêque, je le voyais tout à coup s’animer, exploser de joie et finalement s’exclamer en agitant les mains : « Gayissimo ! »
LONGTEMPS, FRANCESCO LEPORE a été l’un des prêtres favoris du Vatican. Il était jeune et séduisant◦– sexy même ; c’était aussi un intellectuel lettré. Il séduisait physiquement autant qu’intellectuellement. Dans la journée, il traduisait les documents officiels du pape en latin et répondait aux lettres adressées au saint-père. Il écrivait également des articles culturels pour l’Osservatore Romano, le journal officiel du Vatican.
Le cardinal Ratzinger, le futur pape Benoît XVI, alors préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi, accepta même de préfacer l’un des recueils de textes érudits du jeune prêtre et en fit des éloges.
— Je conserve un souvenir agréable de cette période, me dit Lepore, mais le problème homosexuel demeurait, plus pressant que jamais. J’avais l’impression que ma propre vie ne m’appartenait plus. Et puis, j’ai très vite été attiré par la culture gay de Rome : j’ai commencé à fréquenter les clubs de sport, hétérosexuels d’abord, mais cela s’est su. Je me suis mis à célébrer la messe de moins en moins souvent, à sortir habillé en civil, sans la soutane ni le col romain ; bientôt j’ai cessé de dormir à Sainte-Marthe. Mes supérieurs en ont été informés. On a voulu me changer de poste, peut-être m’éloigner du Vatican, et c’est alors que Mgr Stanisław Dziwisz, le secrétaire personnel du pape Jean-Paul II, et le directeur de l’Osservatore Romano, où j’écrivais, sont intervenus en ma faveur. Ils ont obtenu mon maintien au Vatican.
Nous recroiserons souvent, dans ce livre, Stanisław Dziwisz, aujourd’hui cardinal à la retraite en Pologne : il vit à Cracovie, où je l’ai rencontré à deux reprises et où j’ai enquêté. Il fut longtemps l’un des hommes les plus puissants du Vatican, qu’il a dirigé, en duo avec le cardinal secrétaire d’État Angelo Sodano, au fur et à mesure que l’état de santé de Jean-Paul II se dégradait. Dire qu’une légende noire entoure ce Polonais entreprenant est un euphémisme. Mais n’allons pas trop vite ; les lecteurs auront tout le temps de comprendre le système.
Grâce à Dziwisz donc, Francesco Lepore est nommé secrétaire particulier du cardinal Jean-Louis Tauran, un Français très influent, diplomate chevronné et « ministre » des Affaires étrangères de Jean-Paul II. Je rencontrerai Tauran à quatre reprises et il deviendra l’un de mes informateurs et contacts réguliers au Vatican. J’ai même nourri une affection sans borne pour ce cardinal hors du commun, à l’insondable schizophrénie, qu’une terrible maladie de Parkinson a longtemps gravement handicapé, avant de l’emporter à l’été 2018, au moment même où je relisais la version finale de ce livre.
Grâce à Tauran, qui est parfaitement au courant de ses mœurs, Lepore poursuit sa vie d’intellectuel au Vatican. Il travaille par la suite pour le cardinal italien Raffaele Farina, qui dirige la bibliothèque et les archives secrètes du saint-siège, puis auprès de son successeur, l’archevêque Jean-Louis Bruguès, eux aussi informés de ses inclinations. On lui confie l’édition de manuscrits rares ; il publie des recueils de colloques de théologie édités par les presses officielles du Vatican.
— Ma double vie, cette hypocrisie lancinante, continuait à me peser énormément, continue Lepore. Mais je n’étais pas assez courageux pour tout lâcher et renoncer au sacerdoce.
Alors le prêtre organise minutieusement sa révocation, sans pour autant rechercher le scandale.
— J’étais trop lâche pour démissionner. Par faiblesse, j’ai fait en sorte que la décision ne vienne pas de moi.
Selon la version qu’il me donne (et que m’ont confirmé les cardinaux Jean-Louis Tauran et Farina), il a choisi « délibérément » de consulter des sites gays sur son ordinateur depuis le Vatican et de laisser sa session ouverte, avec des articles et des sites compromettants.
— Je savais très bien que tous les ordinateurs étaient sous contrôle étroit et que je serais rapidement repéré. Ce qui fut le cas. On m’a convoqué et les choses sont allées très vite : il n’y a pas eu de procès, ni de sanction. On m’a proposé de retourner dans mon diocèse et d’y occuper une importante position. Ce que j’ai refusé.
L’incident fut pris au sérieux ; il méritait de l’être aux yeux du Vatican. Francesco Lepore est alors reçu par le cardinal Tauran qui s’est dit « extrêmement triste de ce qui venait de se passer » :
— Tauran m’a aimablement reproché d’avoir été naïf, de n’avoir pas su que « le Vatican avait des yeux partout » et qu’il me fallait être plus prudent. Il ne m’a pas blâmé d’être gay, mais seulement d’avoir été repéré ! Et c’est ainsi que les choses se sont terminées. Quelques jours plus tard, j’ai quitté les lieux ; et j’ai cessé définitivement d’être prêtre.
2.
La théorie du genre
UNE ANTICHAMBRE ? UN CABINET ? UN BOUDOIR ? Je suis dans le salon de l’appartement privé du cardinal américain Raymond Leo Burke, une résidence officielle du Vatican, Via Rusticucci à Rome. C’est une pièce étrange et mystérieuse, que j’observe minutieusement. Je suis seul. Le cardinal n’est pas encore arrivé.
— Son Éminence est retenue à l’extérieur. Elle ne va pas tarder, me dit don Adriano, un prêtre canadien, élégant et un peu coincé : l’assistant de Burke. Vous êtes au courant de l’actualité ?
Le jour de ma visite, le cardinal américain venait d’être convoqué par le pape François pour être sermonné. Il faut dire que Burke a multiplié les provocations et les oukases contre le saint-père, au point d’être considéré comme son opposant numéro un. Pour François, Burke est un pharisien◦– ce n’est pas un compliment venant d’un jésuite.
Dans l’entourage du pape, les cardinaux et monsignori que j’ai interrogés s’amusent :
— Son Éminence Burke est folle ! me lance l’un d’entre eux, un Français, qui accorde en toute logique grammaticale l’adjectif au féminin.
Cette féminisation des titres d’hommes est surprenante et il m’a fallu du temps pour m’habituer à entendre parler des cardinaux et évêques du Vatican de cette façon. Si Paul VI avait l’habitude de s’exprimer à la première personne du pluriel (« Nous disons… »), j’apprends que Burke aime qu’on emploie à son propos le féminin : « Votre Éminence peut être fière » ; « Votre Éminence est grande » ; « Votre Éminence est trop bonne ».
Plus prudent, le cardinal Walter Kasper, un proche de François, se contente de hocher la tête en signe de consternation et d’incrédulité lorsque je mentionne le nom de Burke, laissant échapper quand même le qualificatif de « fou »◦– au masculin.