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Maintenant Mme Cottard dormait tout à fait. «Hé bien! Léontine, tu pionces, lui cria le professeur.-J'écoute ce que dit Mme Swann, mon ami, répondit faiblement Mme Cottard, qui retomba dans sa léthargie.-C'est insensé, s'écria Cottard, tout à l'heure elle nous affirmera qu'elle n'a pas dormi. C'est comme les patients qui se rendent à une consultation et qui prétendent qu'ils ne dorment jamais.-Ils se le figurent peut-être», dit en riant M. de Cambremer. Mais le docteur aimait autant à contredire qu'à taquiner, et surtout n'admettait pas qu'un profane osât lui parler médecine. «On ne se figure pas qu'on ne dort pas, promulgua-t-il d'un ton dogmatique.-Ah! répondit en s'inclinant respectueusement le marquis, comme eût fait Cottard jadis.-On voit bien, reprit Cottard, que vous n'avez pas comme moi administré jusqu'à deux grammes de trional sans arriver à provoquer la somnescence.-En effet, en effet, répondit le marquis en riant d'un air avantageux, je n'ai jamais pris de trional, ni aucune de ces drogues qui bientôt ne font plus d'effet mais vous détraquent l'estomac. Quand on a chassé toute la nuit comme moi, dans la forêt de Chantepie, je vous assure qu'on n'a pas besoin de trional pour dormir.-Ce sont les ignorants qui disent cela, répondit le professeur. Le trional relève parfois d'une façon remarquable le tonus nerveux. Vous parlez de trional, savez-vous seulement ce que c'est?-Mais… j'ai entendu dire que c'était un médicament pour dormir.-Vous ne répondez pas à ma question, reprit doctoralement le professeur qui, trois fois par semaine, à la Faculté, était d'«examen». Je ne vous demande pas si ça fait dormir ou non, mais ce que c'est. Pouvez-vous me dire ce qu'il contient de parties d'amyle et d'éthyle?-Non, répondit M. de Cambremer embarrassé. Je préfère un bon verre de fine ou même de porto 345.-Qui sont dix fois plus toxiques, interrompit le professeur.-Pour le trional, hasarda M. de Cambremer, ma femme est abonnée à tout cela, vous feriez mieux d'en parler avec elle.-Qui doit en savoir à peu près autant que vous. En tout cas, si votre femme prend du trional pour dormir, vous voyez que ma femme n'en a pas besoin. Voyons, Léontine, bouge-toi, tu t'ankyloses, est-ce que je dors après dîner, moi? qu'est-ce que tu feras à soixante ans si tu dors maintenant comme une vieille? Tu vas prendre de l'embonpoint, tu t'arrêtes la circulation… Elle ne m'entend même plus.-C'est mauvais pour la santé, ces petits sommes après dîner, n'est-ce pas, docteur? dit M. de Cambremer pour se réhabiliter auprès de Cottard. Après avoir bien mangé il faudrait faire de l'exercice.-Des histoires! répondit le docteur. On a prélevé une même quantité de nourriture dans l'estomac d'un chien qui était resté tranquille, et dans l'estomac d'un chien qui avait couru, et c'est chez le premier que la digestion était la plus avancée.-Alors c'est le sommeil qui coupe la digestion?-Cela dépend s'il s'agit de la digestion oesophagique, stomacale, intestinale; inutile de vous donner des explications que vous ne comprendriez pas, puisque vous n'avez pas fait vos études de médecine. Allons, Léontine, en avant… harche, il est temps de partir.» Ce n'était pas vrai, car le docteur allait seulement continuer sa partie de cartes, mais il espérait contrarier ainsi, de façon plus brusque, le sommeil de la muette à laquelle il adressait, sans plus recevoir de réponse, les plus savantes exhortations. Soit qu'une volonté de résistance à dormir persistât chez Mme Cottard, même dans l'état de sommeil, soit que le fauteuil ne prêtât pas d'appui à sa tête, cette dernière fut rejetée mécaniquement de gauche à droite et de bas en haut, dans le vide, comme un objet inerte, et Mme Cottard, balancée quant au chef, avait tantôt l'air d'écouter de la musique, tantôt d'être entrée dans la dernière phase de l'agonie. Là où les admonestations de plus en plus véhémentes de son mari échouaient, le sentiment de sa propre sottise réussit: «Mon bain est bien comme chaleur, murmura-t-elle, mais les plumes du dictionnaire… s'écria-t-elle en se redressant. Oh! mon Dieu, que je suis sotte! Qu'est-ce que je dis? je pensais à mon chapeau, j'ai dû dire une bêtise, un peu plus j'allais m'assoupir, c'est ce maudit feu.» Tout le monde se mit à rire car il n'y avait pas de feu.

«Vous vous moquez de moi, dit en riant elle-même Mme Cottard, qui effaça de la main sur son front, avec une légèreté de magnétiseur et une adresse de femme qui se recoiffe, les dernières traces du sommeil, je veux présenter mes humbles excuses à la chère Madame Verdurin et savoir d'elle la vérité.» Mais son sourire devint vite triste, car le professeur, qui savait que sa femme cherchait à lui plaire et tremblait de n'y pas réussir, venait de lui crier: «Regarde-toi dans la glace, tu es rouge comme si tu avais une éruption d'acné, tu as l'air d'une vieille paysanne.-Vous savez, il est charmant, dit Mme Verdurin, il a un joli côté de bonhomie narquoise. Et puis il a ramené mon mari des portes du tombeau quand toute la Faculté l'avait condamné. Il a passé trois nuits près de lui, sans se coucher. Aussi Cottard pour moi, vous savez, ajouta-t-elle d'un ton grave et presque menaçant, en levant la main vers les deux sphères aux mèches blanches de ses tempes musicales et comme si nous avions voulu toucher au docteur, c'est sacré! Il pourrait demander tout ce qu'il voudrait. Du reste, je ne l'appelle pas le Docteur Cottard, je l'appelle le Docteur Dieu! Et encore en disant cela je le calomnie, car ce Dieu répare dans la mesure du possible une partie des malheurs dont l'autre est responsable.-Jouez atout, dit à Morel M. de Charlus d'un air heureux.-Atout, pour voir, dit le violoniste.-Il fallait annoncer d'abord votre roi, dit M. de Charlus, vous êtes distrait, mais comme vous jouez bien!-J'ai le roi, dit Morel.-C'est un bel homme, répondit le professeur.-Qu'est-ce que c'est que cette affaire-là avec ces piquets? demanda Mme Verdurin en montrant à M. de Cambremer un superbe écusson sculpté au-dessus de la cheminée. Ce sont vos _armes_? ajouta-t-elle avec un dédain ironique.-Non, ce ne sont pas les nôtres, répondit M. de Cambremer. Nous portons d'or à trois fasces bretèchées et contre-bretèchées de gueules à cinq pièces chacune chargée d'un trèfle d'or. Non, celles-là ce sont celles des d'Arrachepel, qui n'étaient pas de notre estoc, mais de qui nous avons hérité la maison, et jamais ceux de notre lignage n'ont rien voulu y changer. Les Arrachepel (jadis Pelvilain, dit-on) portaient d'or à cinq pieux épointés de gueules. Quand ils s'allièrent aux Féterne, leur écu changea mais resta cantonné de vingt croisettes recroisettées au pieu péri fiché d'or avec à droite un vol d'hermine.-Attrape, dit tout bas Mme de Cambremer.-Mon arrière-grand'mère était une d'Arrachepel ou de Rachepel, comme vous voudrez, car on trouve les deux noms dans les vieilles chartes, continua M. de Cambremer, qui rougit vivement, car il eut, seulement alors, l'idée dont sa femme lui avait fait honneur et il craignit que Mme Verdurin ne se fût appliqué des paroles qui ne la visaient nullement. L'histoire veut qu'au onzième siècle, le premier Arrachepel, Macé, dit Pelvilain, ait montré une habileté particulière dans les sièges pour arracher les pieux. D'où le surnom d'Arrachepel sous lequel il fut anobli, et les pieux que vous voyez à travers les siècles persister dans leurs armes. Il s'agit des pieux que, pour rendre plus inabordables les fortifications, on plantait, on fichait, passez-moi l'expression, en terre devant elles, et qu'on reliait entre eux. Ce sont eux que vous appeliez très bien des piquets et qui n'avaient rien des bâtons flottants du bon La Fontaine. Car ils passaient pour rendre une place inexpugnable. Évidemment, cela fait sourire avec l'artillerie moderne. Mais il faut se rappeler qu'il s'agit du onzième siècle.-Cela manque d'actualité, dit Mme Verdurin, mais le petit campanile a du caractère.-Vous avez, dit Cottard, une veine de… turlututu, mot qu'il répétait volontiers pour esquiver celui de Molière. Savez-vous pourquoi le roi de carreau est réformé?-Je voudrais bien être à sa place, dit Morel que son service militaire ennuyait.-Ah! le mauvais patriote, s'écria M. de Charlus, qui ne put se retenir de pincer l'oreille au violoniste.-Non, vous ne savez pas pourquoi le roi de carreau est réformé? reprit Cottard, qui tenait à ses plaisanteries, c'est parce qu'il n'a qu'un oeil.-Vous avez affaire à forte partie, docteur, dit M. de Cambremer pour montrer à Cottard qu'il savait qui il était.-Ce jeune homme est étonnant, interrompit naïvement M. de Charlus, en montrant Morel. Il joue comme un dieu.» Cette réflexion ne plut pas beaucoup au docteur qui répondit: «Qui vivra verra. A roublard, roublard et demi.-La dame, l'as,» annonça triomphalement Morel, que le sort favorisait. Le docteur courba la tête comme ne pouvant nier cette fortune et avoua, fasciné: «C'est beau.-Nous avons été très contents de dîner avec M. de Charlus, dit Mme de Cambremer à Mme Verdurin.-Vous ne le connaissiez pas? Il est assez agréable, il est particulier, il est _d'une époque_» (elle eût été bien embarrassée de dire laquelle), répondit Mme Verdurin avec le sourire satisfait d'une dilettante, d'un juge et d'une maîtresse de maison. Mme de Cambremer me demanda si je viendrais à Féterne avec Saint-Loup. Je ne pus retenir un cri d'admiration en voyant la lune suspendue comme un lampion orangé à la voûte des chênes qui partait du château. «Ce n'est encore rien; tout à l'heure, quand la lune sera plus haute et que la vallée sera éclairée, ce sera mille fois plus beau. Voilà ce que vous n'avez pas à Féterne! dit-elle d'un ton dédaigneux à Mme de Cambremer, laquelle ne savait que répondre, ne voulant pas déprécier sa propriété, surtout devant les locataires.-Vous restez encore quelque temps dans la région, Madame, demanda M. de Cambremer à Mme Cottard, ce qui pouvait passer pour une vague intention de l'inviter et ce qui dispensait actuellement de rendez-vous plus précis.-Oh! certainement, Monsieur, je tiens beaucoup pour les enfants à cet exode annuel. On a beau dire, il leur faut le grand air. La Faculté voulait m'envoyer à Vichy; mais c'est trop étouffé, et je m'occuperai de mon estomac quand ces grands garçons-là auront encore un peu poussé. Et puis le Professeur, avec les examens qu'il fait passer, a toujours un fort coup de collier à donner, et les chaleurs le fatiguent beaucoup. Je trouve qu'on a besoin d'une franche détente quand on a été comme lui toute l'année sur la brèche. De toutes façons nous resterons encore un bon mois.-Ah! alors nous sommes gens de revue.-D'ailleurs, je suis d'autant plus obligée de rester que mon mari doit aller faire un tour en Savoie, et ce n'est que dans une quinzaine qu'il sera ici en poste fixe.-J'aime encore mieux le côté de la vallée que celui de la mer, reprit Mme Verdurin.-Vous allez avoir un temps splendide pour revenir.-Il faudrait même voir si les voitures sont attelées, dans le cas où vous tiendriez absolument à rentrer ce soir à Balbec, me dit M. Verdurin, car moi je n'en vois pas la nécessité. On vous ferait ramener demain matin en voiture. Il fera sûrement beau. Les routes sont admirables.» Je dis que c'était impossible. «Mais en tout cas il n'est pas l'heure, objecta la Patronne. Laisse-les tranquilles, ils ont bien le temps. Ça les avancera bien d'arriver une heure d'avance à la gare. Ils sont mieux ici. Et vous, mon petit Mozart, dit-elle à Morel, n'osant pas s'adresser directement à M. de Charlus, vous ne voulez pas rester? Nous avons de belles chambres sur la mer.-Mais il ne peut pas, répondit M. de Charlus pour le joueur attentif, qui n'avait pas entendu. Il n'a que la permission de minuit. Il faut qu'il rentre se coucher, comme un enfant bien obéissant, bien sage», ajouta-t-il d'une voix complaisante, maniérée, insistante, comme s'il trouvait quelque sadique volupté à employer cette chaste comparaison et aussi à appuyer au passage sa voix sur ce qui concernait Morel, à le toucher, à défaut de la main, avec des paroles qui semblaient le palper.