Car depuis quelque temps Aimé aimait à causer ou plutôt, comme il disait, sans doute pour marquer le caractère selon lui philosophique de ces causeries, à «discuter» avec moi. Et comme je lui disais souvent que j'étais gêné qu'il restât debout près de moi pendant que je dînais au lieu qu'il pût s'asseoir et partager mon repas, il déclarait qu'il n'avait jamais vu un client ayant «le raisonnement aussi juste». Il causait en ce moment avec deux garçons. Ils m'avaient salué, je ne savais pas pourquoi; leurs visages m'étaient inconnus, bien que dans leur conversation résonnât une rumeur qui ne me semblait pas nouvelle. Aimé les morigénait tous deux à cause de leurs fiançailles, qu'il désapprouvait. Il me prit à témoin, je dis que je ne pouvais avoir d'opinion, ne les connaissant pas. Ils me rappelèrent leur nom, qu'ils m'avaient souvent servi à Rivebelle. Mais l'un avait laissé pousser sa moustache, l'autre l'avait rasée et s'était fait tondre; et à cause de cela, bien que ce fût leur tête d'autrefois qui était posée sur leurs épaules (et non une autre, comme dans les restaurations fautives de Notre-Dame), elle m'était restée aussi invisible que ces objets qui échappent aux perquisitions les plus minutieuses, et qui traînent simplement aux yeux de tous, lesquels ne les remarquent pas, sur une cheminée. Dès que je sus leur nom, je reconnus exactement la musique incertaine de leur voix parce que je revis leur ancien visage qui la déterminait. «Ils veulent se marier et ils ne savent seulement pas l'anglais!» me dit Aimé, qui ne songeait pas que j'étais peu au courant de la profession hôtelière et comprenais mal que, si on ne sait pas les langues étrangères, on ne peut pas compter sur une situation.
Moi qui croyais qu'il saurait aisément que le nouveau dîneur était M. de Charlus, et me figurais même qu'il devait se le rappeler, l'ayant servi dans la salle à manger quand le baron était venu, pendant mon premier séjour à Balbec, voir Mme de Villeparisis, je lui dis son nom. Or non seulement Aimé ne se rappelait pas le baron de Charlus, mais ce nom parut lui produire une impression profonde. Il me dit qu'il chercherait le lendemain dans ses affaires une lettre que je pourrais peut-être lui expliquer. Je fus d'autant plus étonné que M. de Charlus, quand il avait voulu me donner un livre de Bergotte, à Balbec, la première année, avait fait spécialement demander Aimé, qu'il avait dû retrouver ensuite dans ce restaurant de Paris où j'avais déjeuné avec Saint-Loup et sa maîtresse et où M. de Charlus était venu nous espionner. Il est vrai qu'Aimé n'avait pu accomplir en personne ces missions, étant, une fois, couché et, la seconde fois, en train de servir. J'avais pourtant de grands doutes sur sa sincérité quand il prétendait ne pas connaître M. de Charlus. D'une part, il avait dû convenir au baron. Comme tous les chefs d'étage de l'hôtel de Balbec, comme plusieurs valets de chambre du prince de Guermantes, Aimé appartenait à une race plus ancienne que celle du prince, donc plus noble. Quand on demandait un salon, on se croyait d'abord seul. Mais bientôt dans l'office on apercevait un sculptural maître d'hôtel, de ce genre étrusque roux dont Aimé était le type, un peu vieilli par les excès de champagne et voyant venir l'heure nécessaire de l'eau de Contrexéville. Tous les clients ne leur demandaient pas que de les servir. Les commis, qui étaient jeunes, scrupuleux, pressés, attendus par une maîtresse en ville, se dérobaient. Aussi Aimé leur reprochait-il de n'être pas sérieux. Il en avait le droit. Sérieux, lui l'était. Il avait une femme et des enfants, de l'ambition pour eux. Aussi les avances qu'une étrangère ou un étranger lui faisaient, il ne les repoussait pas, fallût-il rester toute la nuit. Car le travail doit passer avant tout. Il avait tellement le genre qui pouvait plaire à M. de Charlus que je le soupçonnai de mensonge quand il me dit ne pas le connaître. Je me trompais. C'est en toute vérité que le groom avait dit au baron qu'Aimé (qui lui avait passé un savon le lendemain) était couché (ou sorti), et l'autre fois en train de servir. Mais l'imagination suppose au delà de la réalité. Et l'embarras du groom avait probablement excité chez M. de Charlus, quant à la sincérité de ses excuses, des doutes qui avaient blessé chez lui des sentiments qu'Aimé ne soupçonnait pas. On a vu aussi que Saint-Loup avait empêché Aimé d'aller à la voiture où M. de Charlus qui, je ne sais comment, s'était procuré la nouvelle adresse du maître d'hôtel, avait éprouvé une nouvelle déception. Aimé, qui ne l'avait pas remarqué, éprouva un étonnement qu'on peut concevoir quand, le soir même du jour où j'avais déjeuné avec Saint-Loup et sa maîtresse, il reçut une lettre fermée par un cachet aux armes de Guermantes et dont je citerai ici quelques passages comme exemple de folie unilatérale chez un homme intelligent s'adressant à un imbécile sensé. «Monsieur, je n'ai pu réussir, malgré des efforts qui étonneraient bien des gens cherchant inutilement à être reçus et salués par moi, à obtenir que vous écoutiez les quelques explications que vous ne me demandiez pas mais que je croyais de ma dignité et de la vôtre de vous offrir. Je vais donc écrire ici ce qu'il eût été plus aisé de vous dire de vive voix. Je ne vous cacherai pas que, la première fois que je vous ai vu à Balbec, votre figure m'a été franchement antipathique.» Suivaient alors des réflexions sur la ressemblance-remarquée le second jour seulement-avec un ami défunt pour qui M. de Charlus avait eu une grande affection. «J'avais eu alors un moment l'idée que vous pouviez, sans gêner en rien votre profession, venir, en faisant avec moi les parties de cartes avec lesquelles sa gaieté savait dissiper ma tristesse, me donner l'illusion qu'il n'était pas mort. Quelle que soit la nature des suppositions plus ou moins sottes que vous avez probablement faites et plus à la portée d'un serviteur (qui ne mérite même pas ce nom puisque il n'a pas voulu servir) que la compréhension d'un sentiment si élevé, vous avez probablement cru vous donner de l'importance, ignorant qui j'étais et ce que j'étais, en me faisant répondre, quand je vous faisais demander un livre, que vous étiez couché; or c'est une erreur de croire qu'un mauvais procédé ajoute jamais à la grâce, dont vous êtes d'ailleurs entièrement dépourvu. J'aurais brisé là si par hasard, le lendemain matin, je ne vous avais pu parler. Votre ressemblance avec mon pauvre ami s'accentua tellement, faisant disparaître jusqu'à la forme insupportable de votre menton proéminent, que je compris que c'était le défunt qui à ce moment vous prêtait de son expression si bonne afin de vous permettre de me ressaisir, et de vous empêcher de manquer la chance unique qui s'offrait à vous. En effet, quoique je ne veuille pas, puisque tout cela n'a plus d'objet et que je n'aurai plus l'occasion de vous rencontrer en cette vie, mêler à tout cela de brutales questions d'intérêt, j'aurais été trop heureux d'obéir à la prière du mort (car je crois à la communion des saints et à leur velléité d'intervention dans le destin des vivants), d'agir avec vous comme avec lui, qui avait sa voiture, ses domestiques, et à qui il était bien naturel que je consacrasse la plus grande partie de mes revenus puisque je l'aimais comme un fils. Vous en avez décidé autrement. A ma demande que vous me rapportiez un livre, vous avez fait répondre que vous aviez à sortir. Et ce matin, quand je vous ai fait demander de venir à ma voiture, vous m'avez, si je peux, parler ainsi sans sacrilège, renié pour la troisième fois. Vous m'excuserez de ne pas mettre dans cette enveloppe les pourboires élevés que je comptais vous donner à Balbec et auxquels il me serait trop pénible de m'en tenir à l'égard de quelqu'un avec qui j'avais cru un moment tout partager. Tout au plus pourriez-vous m'éviter de faire auprès de vous, dans votre restaurant, une quatrième tentative inutile et jusqu'à laquelle ma patience n'ira pas. (Et ici M. de Charlus donnait son adresse, l'indication des heures où on le trouverait, etc…) Adieu, Monsieur. Comme je crois que, ressemblant tant à l'ami que j'ai perdu, vous ne pouvez être entièrement stupide, sans quoi la physiognomonie serait une science fausse, je suis persuadé qu'un jour, si vous repensez à cet incident, ce ne sera pas sans éprouver quelque regret et quelque remords. Pour ma part, croyez que bien sincèrement je n'en garde aucune amertume. J'aurais mieux aimé que nous nous quittions sur un moins mauvais souvenir que cette troisième démarche inutile. Elle sera vite oubliée. Nous sommes comme ces vaisseaux que vous avez dû apercevoir parfois de Balbec, qui se sont croisés un moment; il eût pu y avoir avantage pour chacun d'eux à stopper; mais l'un a jugé différemment; bientôt ils ne s'apercevront même plus à l'horizon, et la rencontre est effacée; mais avant cette séparation définitive, chacun salue l'autre, et c'est ce que fait ici, Monsieur, en vous souhaitant bonne chance, le Baron de Charlus.»